LIngenu | Page 2

Voltaire
Kerkabon, qui n'avait jamais été mariée, quoiqu'elle e?t grande envie de l'être, conservait de la fra?cheur à l'age de quarante-cinq ans; son caractère était bon et sensible; elle aimait le plaisir et était dévote.
Le prieur disait à sa soeur, en regardant la mer: Hélas! c'est ici que s'embarqua notre pauvre frère avec notre chère belle-soeur madame de Kerkabon, sa femme, sur la frégate l'Hirondelle, en 1669, pour aller servir en Canada. S'il n'avait pas été tué, nous pourrions espérer de le revoir encore.
Croyez-vous, disait mademoiselle de Kerkabon, que notre belle-soeur ait été mangée par les Iroquois, comme on nous l'a dit? Il est certain que si elle n'avait pas été mangée, elle serait revenue au pays. Je la pleurerai toute ma vie; c'était une femme charmante; et notre frère qui avait beaucoup d'esprit aurait fait assurément une grande fortune."
Comme ils s'attendrissaient l'un et l'autre à ce souvenir, ils virent entrer dans la baie de Rance un petit batiment qui arrivait avec la marée: c'étaient des Anglais qui venaient vendre quelques denrées de leur pays. Ils sautèrent à terre, sans regarder monsieur le prieur ni mademoiselle sa soeur, qui fut très choquée du peu d'attention qu'on avait pour elle.
Il n'en fut pas de même d'un jeune homme très bien fait qui s'élan?a d'un saut par-dessus la tête de ses compagnons, et se trouva vis-à-vis mademoiselle. Il lui fit un signe de tête, n'étant pas dans l'usage de faire la révérence. Sa figure et son ajustement attirèrent les regards du frère et de la soeur. Il était nu-tête et nu-jambes, les pieds chaussés de petites sandales, le chef orné de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serrait une taille fine et dégagée; l'air martial et doux. Il tenait dans sa main une petite bouteille d'eau des Barbades, et dans l'autre une espèce de bourse dans laquelle était un gobelet et de très bon biscuit de mer. Il parlait fran?ais fort intelligiblement. Il présenta de son eau des Barbades à mademoiselle de Kerkabon et à monsieur son frère; il en but avec eux: il leur en fit reboire encore, et tout cela d'un air si simple et si naturel, que le frère et la soeur en furent charmés. Ils lui offrirent leurs services, en lui demandant qui il était et où il allait. Le jeune homme leur répondit qu'il n'en savait rien, qu'il était curieux, qu'il avait voulu voir comment les c?tes de France étaient faites, qu'il était venu, et allait s'en retourner.
Monsieur le prieur jugeant à son accent qu'il n'était pas Anglais, prit la liberté de lui demander de quel pays il était. Je suis Huron, lui répondit le jeune homme.
Mademoiselle de Kerkabon, étonnée et enchantée de voir un Huron qui lui avait fait des politesses, pria le jeune homme à souper; il ne se fit pas prier deux fois, et tous trois allèrent de compagnie au prieuré de Notre-Dame de la Montagne.
La courte et ronde demoiselle le regardait de tous ses petits yeux, et disait de temps en temps au prieur: Ce grand gar?on-là a un teint de lis et de rose! qu'il a une belle peau pour un Huron! Vous avez raison, ma soeur, disait le prieur. Elle fesait cent questions coup sur coup, et le voyageur répondait toujours fort juste.
Le bruit se répandit bient?t qu'il y avait un Huron au prieuré. La bonne compagnie du canton s'empressa d'y venir souper. L'abbé de Saint-Yves y vint avec mademoiselle sa soeur, jeune basse-brette, fort jolie et très bien élevée. Le bailli, le receveur des tailles, et leurs femmes furent du souper. On pla?a l'étranger entre mademoiselle de Kerkabon et mademoiselle de Saint-Yves. Tout le monde le regardait avec admiration; tout le monde lui parlait et l'interrogeait à-la-fois; le Huron ne s'en émouvait pas. Il semblait qu'il e?t pris pour sa devise celle de milord Bolingbroke, Nihil admirari. Mais à la fin, excédé de tant de bruit, il leur dit avec assez de douceur, mais avec un peu de fermeté: Messieurs, dans mon pays on parle l'un après l'autre; comment voulez-vous que je vous réponde quand vous m'empêchez de vous entendre? La raison fait toujours rentrer les hommes en eux-mêmes pour quelques moments: il se fit un grand silence. Monsieur le bailli, qui s'emparait toujours des étrangers dans quelque maison qu'il se trouvat, et qui était le plus grand questionneur de la province, lui dit en ouvrant la bouche d'un demi-pied: Monsieur, comment vous nommez-vous? On m'a toujours appelé l'Ingénu, reprit le Huron, et on m'a confirmé ce nom en Angleterre, parceque je dis toujours na?vement ce que je pense, comme je fais tout ce que je veux.
Comment, étant né Huron, avez-vous pu, monsieur, venir en Angleterre? C'est qu'on m'y a mené; j'ai été fait, dans un combat, prisonnier par les Anglais, après m'être assez bien défendu; et les Anglais,
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