LIngenu | Page 3

Voltaire
qui aiment la bravoure, parcequ'ils sont braves et qu'ils sont aussi honn��tes que nous, m'ayant propos�� de me rendre �� mes parents ou de venir en Angleterre, j'acceptai le dernier parti, parceque de mon naturel j'aime passionn��ment �� voir du pays.
Mais, monsieur, dit le bailli avec son ton imposant, comment avez-vous pu abandonner ainsi p��re et m��re? C'est que je n'ai jamais connu ni p��re ni m��re, dit l'��tranger. La compagnie s'attendrit, et tout le monde r��p��tait, Ni p��re, ni m��re! Nous lui en servirons, dit la ma?tresse de la maison �� son fr��re le prieur: que ce monsieur le Huron est int��ressant! L'Ing��nu la remercia avec une cordialit�� noble et fi��re, et lui fit comprendre qu'il n'avait besoin de rien.
Je m'aper?ois, monsieur l'Ing��nu, dit le grave bailli, que vous parlez mieux fran?ais qu'il n'appartient �� un Huron. Un Fran?ais, dit-il, que nous avions pris dans ma grande jeunesse en Huronie, et pour qui je con?us beaucoup d'amiti��, m'enseigna sa langue; j'apprends tr��s vite ce que je veux apprendre. J'ai trouv�� en arrivant �� Plymouth un de vos Fran?ais r��fugi��s que vous appelez huguenots, je ne sais pourquoi; il m'a fait faire quelques progr��s dans la connaissance de votre langue; et d��s que j'ai pu m'exprimer intelligiblement, je suis venu voir votre pays, parceque j'aime assez les Fran?ais quand ils ne font pas trop de questions.
L'abb�� de Saint-Yves, malgr�� ce petit avertissement, lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la hurone, l'anglaise, ou la fran?aise. La hurone, sans contredit, r��pondit l'Ing��nu. Est-il possible? s'��cria mademoiselle de Kerkabon; j'avais toujours cru que le fran?ais ��tait la plus belle de toutes les langues apr��s le bas-breton.
Alors ce fut �� qui demanderait �� l'Ing��nu comment on disait en huron du tabac, et il r��pondait taya: comment on disait manger, et il r��pondait essenten. Mademoiselle de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait faire l'amour; il lui r��pondit trovander[a]; et soutint, non sans apparence de raison, que ces mots-l�� valaient bien les mots fran?ais et anglais qui leur correspondaient. Trovander parut tr��s joli �� tous les convives.
[a] Tous ces noms sont en effet hurons.
Monsieur le prieur, qui avait dans sa biblioth��que la grammaire hurone dont le r��v��rend P. Sagar Th��odat, r��collet, fameux missionnaire, lui avait fait pr��sent, sortit de table un moment pour l'aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse et de joie; il reconnut l'Ing��nu pour un vrai Huron. On disputa un peu sur la multiplicit�� des langues, et on convint que, sans l'aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parl�� fran?ais.
L'interrogant bailli, qui jusque-l�� s'��tait d��fi�� un peu du personnage, con?ut pour lui un profond respect; il lui parla avec plus de civilit�� qu'auparavant, de quoi l'Ing��nu ne s'aper?ut pas.
Mademoiselle de Saint-Yves ��tait fort curieuse de savoir comment on fesait l'amour au pays des Hurons. En fesant de belles actions, r��pondit-il, pour plaire aux personnes qui vous ressemblent. Tous les convives applaudirent avec ��tonnement. Mademoiselle de Saint-Yves rougit et fut fort aise. Mademoiselle de Kerkabon rougit aussi, mais elle n'��tait pas si aise; elle fut un peu piqu��e que la galanterie ne s'adressat pas �� elle; mais elle ��tait si bonne personne, que son affection pour le Huron n'en fut point du tout alt��r��e. Elle lui demanda, avec beaucoup de bont��, combien il avait eu de ma?tresses en Huronie. Je n'en ai jamais eu qu'une, dit l'Ing��nu; c'��tait mademoiselle Abacaba, la bonne amie de ma ch��re nourrice; les joncs ne sont pas plus droits, l'hermine n'est pas plus blanche, les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs ne sont pas si l��gers que l'��tait Abacaba. Elle poursuivait un jour un li��vre dans notre voisinage, environ �� cinquante lieues de notre habitation; un Algonquin mal ��lev��, qui habitait cent lieues plus loin, vint lui prendre son li��vre; je le sus, j'y courus, je terrassai l'Algonquin d'un coup de massue, je l'amenai, aux pieds de ma ma?tresse, pieds et poings li��s. Les parents d'Abacaba voulurent le manger, mais je n'eus jamais de go?t pour ces sortes de festins; je lui rendis sa libert��, j'en fis un ami. Abacaba fut si touch��e de mon proc��d�� qu'elle me pr��f��ra �� tous ses amants. Elle m'aimerait encore si elle n'avait pas ��t�� mang��e par un ours: j'ai puni l'ours, j'ai port�� longtemps sa peau; mais cela ne m'a pas consol��.
Mademoiselle de Saint-Yves, �� ce r��cit, sentait un plaisir secret d'apprendre que l'Ing��nu n'avait eu qu'une ma?tresse, et qu'Abacaba n'��tait plus; mais elle ne d��m��lait pas la cause de son plaisir. Tout le monde fixait les yeux sur l'Ing��nu; on le louait beaucoup d'avoir emp��ch�� ses camarades de manger un Algonquin.
L'impitoyable bailli, qui ne pouvait r��primer sa fureur de questionner, poussa enfin la curiosit�� jusqu'�� s'informer de quelle religion ��tait M. le Huron; s'il avait choisi la religion
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