LImmortel | Page 9

Alphonse Daudet
dérangeait son désespoir, ses heures pour prier, pleurer, correspondre ?au delà,? et porter des brassées de fleurs rares au Père-Lachaise, où Paul Astier surveillait l'érection du gigantesque mausolée en pierres commémoratives prises sur le lieu du désastre, selon le désir de la princesse.
Malheureusement, l'extraction, le transport de ces rochers dalmates, le granit dur à tailler, puis les mille projets, les changeants caprices de la veuve, qui ne trouvait rien d'assez grand, d'assez pompeux, à la taille de son héros mort, avaient causé tant de retards et d'entraves qu'en mai 1880, deux années pleines après la catastrophe et l'entreprise des travaux, le monument n'était pas encore fini. C'est beaucoup, deux ans, pour une douleur démonstrative, toujours au paroxisme, prête à se donner en une fois. Sans doute le deuil subsistait, toujours austère d'apparence, l'h?tel muet et fermé comme un caveau; mais au lieu de la statue vivante, en prières et en larmes, au fond de la crypte, il y avait maintenant une jeune et jolie femme, dont les cheveux repoussaient serrés et fins avec des révoltes de vie, des frisons, des ondulements.
De cette blonde chevelure revenue, le noir du veuvage s'éclaircissait comme égayé, ne semblait plus qu'un caprice d'élégance; et dans l'allure, la voix de la princesse, on sentait l'activité printanière, cet air soulagé, paisible, qu'on trouve chez les jeunes veuves à la seconde période de leur deuil. état charmant. La femme go?te pour la première fois la douceur de cet affranchissement, de cette libre possession d'elle-même qu'elle n'a pas connue, passée toute jeune de la famille au mari; elle est délivrée de la grossièreté du male et, surtout, de cette crainte de l'enfant, de cette terreur dans l'amour qui est la caractéristique de la jeune femme moderne. Et l'évolution toute naturelle de la douleur débordante à ce complet apaisement s'accentuait ici de l'appareil du veuvage inconsolable dont la princesse Colette continuait à s'entourer; non par hypocrisie, mais comment, sans faire sourire la valetaille, donner l'ordre d'enlever ce chapeau qui attendait dans l'antichambre, cette canne en évidence, ce couvert pour l'absent? comment dire: ?Le prince ne d?ne pas ce soir.? Seule, la correspondance mystique, ?A Herbert, au ciel,? avait faibli, espacée de jour en jour, réduite à un journal sur un ton fort calme dont s'amusait, sans rien dire, l'intelligente amie de Colette.
C'est qu'elle avait son plan, Mme Astier, une idée germée dans sa solide petite tête, un mardi soir, aux Fran?ais, sur cette confidence à voix basse du prince d'Athis: ?Ah! ma pauvre Adéla?de, quel boulet!... que je m'ennuie!...? Tout de suite elle pensait à le marier avec la princesse, et ce fut un nouveau jeu, à l'envers du premier, non moins délicat et charmant. Il ne s'agissait plus de prêcher l'éternité des serments, de chercher dans Joubert ou autres honnêtes philosophes des pensées comme celle-ci, copiée par la princesse en tête de son livre de mariage: ?On n'est épouse et veuve avec dignité qu'une fois...? ni de s'extasier sur les graces viriles du jeune héros dont l'image en pied, en buste, de profil ou de trois quarts, sculpture, peinture, se dressait par tout l'h?tel.
Au contraire, une dépréciation graduée et savante: ?Ne trouvez-vous pas, chère amie... ces portraits du prince lui font la machoire trop lourde... sans doute, je veux bien, il avait tout ceci un peu fort, un peu épais...? et, à tout petits coups empoisonnés, avec une douceur, une adresse infinies, se reprenant quand elle allait trop loin, guettant le sourire de Colette à une malice appuyée, elle arrivait à lui faire convenir que son Herbert avait toujours été pas mal re?tre, plus gentilhomme de nom que de fa?ons, sans le grand air, par exemple, de ce prince d'Athis rencontré, l'autre dimanche, sur le perron de Saint-Philippe. ?Si le coeur vous en dit, il est à marier, ma chère...? Ceci jeté comme en l'air, sur un ton de badinage; puis repris, présenté plus clairement. Eh! pourquoi pas? toutes les convenances y seraient, grand nom, situation diplomatique considérable; et pas de changement à la couronne ni au titre, ce qui avait bien son importance ménagère: ?Enfin, ma chère, s'il faut vous l'apprendre, un homme qui a pour vous le plus vif sentiment...?
Ce mot de sentiment blessa d'abord la princesse comme un outrage, mais elle s'habitua à l'entendre. On rencontrait d'Athis à l'église, puis rue de Beaune, en grand mystère, et Colette convenait bient?t que lui seul aurait pu la faire renoncer au veuvage... Mais, quoi? son pauvre Rosen l'avait aimée si dévotement, si uniquement!
?Oh! uniquement!...? faisait Mme Astier dans un petit sourire renseigné que suivaient des allusions, des demi-mots, et, comme toujours, l'empoisonnement de la femme par la femme. ?Mais, chère amie, il n'y a pas d'amour unique, de mari fidèle... les honnêtes, les élevés s'arrangent pour ne pas attrister, humilier leur femme, troubler le ménage...
--Alors vous croyez qu'Herbert?...
--Mon
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