LEscalier dOr | Page 9

Edmond Jaloux
défont sans arrêt des piles d'étoffes sombres:
peut-être sont-ce des condamnés de droit commun. Le ciel ouvert doit
donner un peu de jour à un grand atelier qui occupe toute la partie
inférieure de l'immeuble, lequel, d'après ce que m'a appris son enseigne,
est voué à l'imperméabilisation. Imperméabilisation de quoi? Je ne
saurais vous le dire. Mais j'ai toujours supposé que, dans les
fondements ténébreux de cette demeure, des démons s'agitaient pour

répandre sans cesse dans le monde cette loi morale qui rend les êtres
humains imperméables les uns aux autres, et je ne passais jamais
devant cet atelier mystérieux sans un serrement de coeur.
Divers bureau occupaient le premier et le second étage de ma voisine
de pierre. J'y distinguais un grand nombre d'employés, qui allaient et
venaient sans but visible, comme des fourmis dans une fourmilière et
déplaçaient d'énormes registres, sur lesquels ils se penchaient parfois,
sans doute pour faire le compte quotidien des âmes humaines qu'ils
avaient rendues imperméables.
Le reste de la maison se divisait en appartement bourgeois. Parfois, je
voyais se pencher à une fenêtre l'un ou l'autre de ses habitants. Au
troisième, c'était, d'une part, un vieux couple si uni que, lorsque se
montrait la femme, le mari aussitôt accourait et, d'autre part, une
famille si nombreuse que je n'avais jamais l'impression que le même
enfant se penchât sur l'allège. Au quatrième, deux ouvrières, jeunes et
fraîches, deux soeurs, paraissaient souvent dans l'encadrement de la
croisée; je les regardais et elles me souriaient. Souvent, l'une d'elles, en
train de se coiffer, venait jusqu'à la fenêtre, mais, si elle m'apercevait,
elle s'enfuyait aussitôt, toute rougissante de ses épaules nues.
Cependant, sur le même étage, le second appartement ne semblait
habité que la nuit.
Une lampe allumée y veillait toujours jusqu'à l'aube.
Cette petite goutte d'or qui s'éteignait si tard excitait mon imagination.
J'essayais de me représenter l'homme ou la femme qui la prenait pour
témoin de sa vie, de son travail, de ses rêves ou de ses amours. Il
m'arrivait même de ne pas me coucher pour surprendre le secret de
cette veille. Mais rien ne remuait derrière les parois de verre qui me
cachaient les occupations de l'inconnu. Avant de me mettre au lit, je
jetais un coup d'oeil sur la maison endormie; sa façade blanche luisait à
peine dans l'ombre, tout reposait; mais, en face de moi, la petite étoile
scintillait toujours.
Or, un soir, dans ces chambres si singulièrement désertes, malgré leur

lampe vigilante, j'aperçus un va-et-vient surprenant. Non pas une
personne, mais plusieurs passaient et repassaient derrière les vitres;
elles le faisaient avec une rapidité extraordinaire, et je finis par
comprendre qu'elles dansaient. Ma stupeur fut sans bornes. On dansait
dans ces pièces, que, sans leur lumière, j'eusse pu croire inhabitées! Je
fis vingt suppositions; je me demandai si un nouveau locataire avait
remplacé l'homme ou la femme à la lampe, ou bien s'il ne louait pas son
appartement à une de ces sociétés qui organisent des bals ou des
banquets dans les maisons tranquilles du quartier. Mais la platitude de
mes inventions augmentait ma déconvenue et ma curiosité. Vers onze
heures, les couples cessèrent de passer devant l'écran. A minuit, tout
s'éteignit, et, une demi-heure après, la petite lampe mystérieuse se
ralluma.
Le lendemain, à peine levé, je courus à ma fenêtre dans l'espoir que
mon voisin paraîtrait à la sienne. Personne. Plus tard, une musique
bizarre mit toute la rue en émoi. C'était un vieil orgue de Barbarie
poussif et criard, auquel manquaient des notes et qui, avec des
grincements de poulie, des soupirs de bête malade et des sursauts,
désossa, pour ainsi dire, un air du Trovatore.
Je découvris une singulière machine, montée sur une voiture traînée par
un âne; un cul-de-jatte, attaché à un banc parallèle aux brancards,
tournait d'une main la manivelle de l'instrument et, de l'autre,
conduisait la pauvre bête. Un singe, habillé comme un doge, d'une
longue robe rouge, et coiffé d'un bonnet de fourrure, trépignait à
l'arrière de l'équipage et agitait un tambour de basque. Quelquefois, un
sou tombait d'une croisée, et le petit infirme attendait avec majesté
qu'un passant voulût bien le ramasser et le lui porter, ce qui ne
manquait jamais.
Un spectacle aussi curieux fit apparaître tous les visages. Les
Comptables d'en face surgirent avec leurs registres sous le bras et leurs
plumes sur l'oreille; le vieux couple amoureux s'enlaça; autour de la
mère de famille, vingt têtes rouges se montrèrent, ouvertes du même
rire béat qui les transformait en ces tirelires qui ont la forme de
pommes. Les deux ouvrières accoururent, l'une, qui était en corset, se

cachant à demi derrière sa soeur.
Mais, même en cette circonstance mémorable, mon travailleur nocturne
ne daigna pas jeter un coup d'oeil sur la rue, et l'infirme s'éloigna avec
son Trovatore déséquilibré, son âne docile
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 49
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.