LAssommoir | Page 9

Emile Zola
de l'ombre, et ouvrit des vasistas. On l'acclamait, on battait des mains; une gaieté formidable roulait. Bient?t, les derniers battoirs eux-mêmes se turent. Les laveuses, la bouche pleine, ne faisaient plus que des gestes avec les couteaux ouverts qu'elles tenaient au poing. Le silence devenait tel, qu'on entendait régulièrement, tout au bout, le grincement de la pelle du chauffeur, prenant du charbon de terre et le jetant dans le fourneau de la machine.
Cependant, Gervaise lavait son linge de couleur dans l'eau chaude, grasse de savon, qu'elle avait conservée. Quand elle eut fini, elle approcha un tréteau, jeta en travers toutes les pièces, qui faisaient par terre des mares bleuatres. Et elle commen?a à rincer. Derrière elle, le robinet d'eau froide coulait au-dessus d'un vaste baquet, fixé au sol, et que traversaient deux barres de bois, pour soutenir le linge. Au-dessus, en l'air, deux autres barres passaient, où le linge achevait de s'égoutter.
--?Voilà qui va être fini, ce n'est pas malheureux, dit madame Boche. Je reste pour vous aider à tordre tout ?a.
--?Oh! ce n'est pas la peine, je vous remercie bien, répondit la jeune femme, qui pétrissait de ses poings et barbottait les pièces de couleur dans l'eau claire. Si j'avais des draps, je ne dis pas.
Mais il lui fallut pourtant accepter l'aide de la concierge. Elles tordaient toutes deux, chacune à un bout, une jupe, un petit lainage marron mauvais teint, d'où sortait une eau jaunatre, lorsque madame Boche s'écria:
--?Tiens! la grande Virginie!... Qu'est-ce qu'elle vient laver ici, celle-là, avec ses quatre guenilles dans un mouchoir?
Gervaise avait vivement levé la tête. Virginie était une fille de son age, plus grande qu'elle, brune, jolie, malgré sa figure un peu longue. Elle avait une vieille robe noire à volants, un ruban rouge au cou; et elle était coiffée avec soin, le chignon pris dans un filet en chenille bleue. Un instant, au milieu de l'allée centrale, elle pin?a les paupières, ayant l'air de chercher; puis, quand elle eut aper?u Gervaise, elle vint passer près d'elle, raide, insolente, balan?ant ses hanches, et s'installa sur la même rangée, à cinq baquets de distance.
--?En voilà un caprice! continuait madame Boche, à voix plus basse. Jamais elle ne savonne une paire de manches... Ah! une fameuse fainéante, je vous en réponds! Une couturière qui ne recoud pas seulement ses bottines! C'est comme sa soeur, la brunisseuse, cette gredine d'Adèle, qui manque l'atelier deux jours sur trois! ?a n'a ni père ni mère connus, ?a vit d'on ne sait quoi, et si l'on voulait, parler... Qu'est-ce qu'elle frotte donc là? Hein! c'est un jupon? Il est joliment dégo?tant, il a d? en voir de propres, ce jupon!
Madame Boche, évidemment, voulait faire plaisir à Gervaise. La vérité était qu'elle prenait souvent le café avec Adèle et Virginie, quand les petites avaient de l'argent. Gervaise ne répondait pas, se dépêchait, les mains fiévreuses. Elle venait de faire son bleu, dans un petit baquet monté sur trois pieds. Elle trempait ses pièces de blanc, les agitait un instant au fond de l'eau teintée, dont le reflet prenait une pointe de laque; et, après les avoir tordues légèrement, elle les alignait sur les barres de bois, en haut. Pendant toute cette besogne, elle affectait de tourner le dos à Virginie. Mais elle entendait ses ricanements, elle sentait sur elle ses regards obliques. Virginie semblait n'être venue que pour la provoquer. Un instant, Gervaise s'étant retournée, elles se regardèrent toutes deux, fixement.
--?Laissez-la donc, murmura madame Boche. Vous n'allez peut-être pas vous prendre aux cheveux... Quand je vous dis qu'il n'y a rien! Ce n'est pas elle, la!
A ce moment, comme la jeune femme pendait sa dernière pièce de linge, il y eut des rires à la porte du lavoir.
--?C'est deux gosses qui demandent maman! cria Charles.
Toutes les femmes se penchèrent. Gervaise reconnut Claude et étienne. Dès qu'ils l'aper?urent, ils coururent à elle, au milieu des flaques, tapant sur les dalles les talons de leurs souliers dénoués. Claude, l'a?né, donnait la main à son petit frère. Les laveuses, sur leur passage, avaient de légers cris de tendresse, à les voir un peu effrayés, souriant pourtant. Et ils restèrent là, devant leur mère, sans se lacher, levant leurs têtes blondes.
--?C'est papa qui vous envoie? demanda Gervaise.
Mais comme elle se baissait pour rattacher les cordons des souliers d'étienne, elle vit, à un doigt de Claude, la clef de la chambre avec son numéro de cuivre, qu'il balan?ait.
--?Tiens! tu m'apportes la clef! dit-elle, très-surprise. Pourquoi donc?
L'enfant, en apercevant la clef qu'il avait oubliée à son doigt, parut se souvenir et cria de sa voix claire:
--?Papa est parti.
--?Il est allé acheter le déjeuner, il vous a dit de venir me chercher ici?
Claude regarda son frère, hésita, ne sachant plus. Puis, il reprit d'un trait:
--?Papa est parti... Il a sauté du lit, il a mis toutes les
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