LAssommoir | Page 6

Emile Zola
à la glisser dans la poche de son gilet, quand il vit, sur la commode, un reste de jambon dans un papier, avec un bout de pain.
--?Je ne suis point allée chez la laitière, parce que nous lui devons huit jours, expliqua Gervaise. Mais je reviendrai de bonne heure, tu descendras chercher du pain et des c?telettes panées, pendant que je ne serai pas là, et nous déjeunerons... Monte aussi un litre de vin.
Il ne dit pas non. La paix semblait se faire. La jeune femme achevait de mettre en paquet le linge sale. Mais quand elle voulut prendre les chemises et les chaussettes de Lantier au fond de la malle, il lui cria de laisser ?a.
--?Laisse mon linge, entends-tu! Je ne veux pas!
--?Qu'est-ce que tu ne veux pas? demanda-t-elle en se redressant. Tu ne comptes pas, sans doute, remettre ces pourritures? Il faut bien les laver.
Et elle l'examinait, inquiète, retrouvant sur son visage de joli gar?on la même dureté, comme si rien, désormais, ne devait le fléchir. Il se facha, lui arracha des mains le linge qu'il rejeta dans la malle.
--?Tonnerre de Dieu! obéis-moi donc une fois! Quand je te dis que je ne veux pas!
--?Mais pourquoi? reprit-elle, palissante, effleurée d'un soup?on terrible. Tu n'as pas besoin de tes chemises maintenant, tu ne vas pas partir... Qu'est-ce que ?a peut te faire que je les emporte?
Il hésita un instant, gêné par les yeux ardents qu'elle fixait sur lui.
--?Pourquoi? pourquoi? bégayait-il... Parbleu! tu vas dire partout que tu m'entretiens, que tu laves, que tu raccommodes. Eh bien! ?a m'embête, la! Fais tes affaires, je ferai les miennes... Les blanchisseuses ne travaillent pas pour les chiens.
Elle le supplia, se défendit de s'être jamais plainte; mais il ferma la malle brutalement, s'assit dessus, lui cria: Non! dans la figure. Il était bien le ma?tre de ce qui lui appartenait! Puis, pour échapper aux regards dont elle le poursuivait, il retourna s'étendre sur le lit, en disant qu'il avait sommeil, et qu'elle ne lui cassat pas la tête davantage. Cette fois, en effet, il parut s'endormir.
Gervaise resta un moment indécise. Elle était tentée de repousser du pied le paquet de linge, de s'asseoir là, à coudre. La respiration régulière de Lantier finit par la rassurer. Elle prit la boule de bleu et le morceau de savon qui lui restaient de son dernier savonnage; et, s'approchant des petits qui jouaient tranquillement avec de vieux bouchons, devant la fenêtre, elle les baisa, en leur disant à voix basse:
--?Soyez bien sages, ne faites pas de bruit. Papa dort.
Quand elle quitta la chambre, les rires adoucis de Claude et d'étienne sonnaient seuls dans le grand silence, sous le plafond noir. Il était dix heures. Une raie de soleil entrait par la fenêtre entr'ouverte.
Sur le boulevard, Gervaise tourna à gauche et suivit la rue Neuve de la Goutte-d'Or. En passant devant la boutique de madame Fauconnier, elle salua d'un petit signe de tête. Le lavoir était situé vers le milieu de la rue, à l'endroit où le pavé commen?ait à monter. Au-dessus d'un batiment plat, trois énormes réservoirs d'eau, des cylindres de zinc fortement boulonnés, montraient leurs rondeurs grises; tandis que, derrière, s'élevait le séchoir, un deuxième étage très-haut, clos de tous les c?tés par des persiennes à lames minces, au travers desquelles passait le grand air, et qui laissaient voir des pièces de linge séchant sur des fils de laiton. A droite des réservoirs, le tuyau étroit de la machine à vapeur soufflait, d'une haleine rude et régulière, des jets de fumée blanche. Gervaise, sans retrousser ses jupes, en femme habituée aux flaques, s'engagea sous la porte encombrée de jarres d'eau de javelle. Elle connaissait déjà la ma?tresse du lavoir, une petite femme délicate, aux yeux malades, assise dans un cabinet vitré, avec des registres devant elle, des pains de savon sur des étagères, des boules de bleu dans des bocaux, des livres de carbonate de soude en paquets. Et, en passant, elle lui réclama son battoir et sa brosse, qu'elle lui avait donnés à garder, lors de son dernier savonnage. Puis, après avoir pris son numéro, elle entra.
C'était un immense hangar, à plafond plat, à poutres apparentes, monté sur des piliers de fonte, fermé par de larges fenêtres claires. Un plein jour blafard passait librement dans la buée chaude suspendue comme un brouillard laiteux. Des fumées montaient de certains coins, s'étalant, noyant les fonds d'un voile bleuatre. Il pleuvait une humidité lourde, chargée d'une odeur savonneuse; et, par moments, des souffles plus forts d'eau de javelle dominaient. Le long des batteries, aux deux c?tés de l'allée centrale, il y avait des files de femmes, les bras nus jusqu'aux épaules, le cou nu, les jupes raccourcies montrant des bas de couleur et de gros souliers lacés. Elles tapaient furieusement, riaient, se renversaient pour crier un mot dans
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