LArchipel en feu | Page 6

Jules Verne
exagérée, tout équipage, connaissant la mauvaise réputation des gens de Vitylo, se f?t armé, afin d'être, le cas échéant, en état de défense.
Ici, il n'en fut rien. Le capitaine de la sacolève, après le mouillage, était repassé de l'avant à l'arrière, pendant que ses hommes, sans se préoccuper de l'arrivée des canots, s'occupaient tranquillement à ranger les voiles, afin de débarrasser le pont.
Seulement, on aurait pu observer que ces voiles, ils ne les serraient point, de manière qu'il n'y e?t plus qu'à peser sur les drisses pour se remettre en appareillage.
Le premier canot accosta la sacolève par sa hanche de babord. Les autres la heurtèrent presque aussit?t. Et, comme ses pavois étaient peu élevés, les assaillants, poussant des cris de mort, n'eurent qu'à les enjamber pour se trouver sur le pont.
Les plus enragés se précipitèrent vers l'arrière. L'un deux saisit un falot allumé, et il le porta à la figure du capitaine.
Celui-ci, d'un mouvement de main, fit retomber son capuchon sur ses épaules, et sa figure apparut en pleine lumière.
?Eh! dit-il, les gens de Vitylo ne reconnaissent donc plus leur compatriote Nicolas Starkos??
Le capitaine, en parlant ainsi, s'était tranquillement croisé les bras. Un instant après, les canots, débordant à toute vitesse, avaient regagné le fond du port.

II
En face l'un de l'autre
Dix minutes plus tard, une légère embarcation, un gig, quittait la sacolève et déposait au pied du m?le, sans aucun compagnon, sans aucune arme, cet homme devant lequel les Vityliens venaient de battre si prestement en retraite.
C'était le capitaine de la Karysta -- ainsi se nommait le petit batiment qui venait de mouiller dans le port.
Cet homme, de moyenne taille, laissait voir un front haut et fier sous son épais bonnet de marin. Dans ses yeux durs, un regard fixe. Au-dessus de sa lèvre, des moustaches de Klephte, tendues horizontalement, finissant en grosse touffe, non en pointe. Sa poitrine était large, ses membres vigoureux. Ses cheveux noirs tombaient en boucles sur ses épaules. S'il avait dépassé trente- cinq ans, c'était à peine de quelques mois. Mais son teint halé par les brises, la dureté de sa physionomie, un pli de son front, creusé comme un sillon dans lequel rien d'honnête ne pouvait germer, le faisaient para?tre plus vieux que son age.
Quant au costume qu'il portait alors, ce n'était ni la veste, ni le gilet, ni la fustanelle du Palikare. Son cafetan, à capuchon de couleur brune, brodé de soutaches peu voyantes, son pantalon verdatre, à larges plis, perdu dans des bottes montantes, rappelaient plut?t l'habillement du marin des c?tes barbaresques.
Et cependant, Nicolas Starkos était bien Grec de naissance et originaire de ce port de Vitylo. C'était là qu'il avait passé les premières années de sa jeunesse. Enfant et adolescent, c'était entre ces roches qu'il avait fait l'apprentissage de la vie de mer. C'était sur ces parages qu'il avait navigué au hasard des courants et des vents. Pas une anse dont il n'e?t vérifié le brassiage et les accores. Pas un écueil, pas une banche, pas une roche sous-marine, dont le relèvement lui f?t inconnu. Pas un détour du chenal, dont il ne f?t capable de suivre, sans compas ni pilote, les sinuosités multiples. Il est donc facile de comprendre comment, en dépit des faux signaux de ses compatriotes, il avait pu diriger la sacolève avec cette s?reté de main. D'ailleurs, il savait combien les Vityliens étaient sujets à caution. Déjà il les avait vus à l'oeuvre. Et peut-être, en somme, ne désapprouvait-il pas leurs instincts de pillards, du moment qu'il n'avait point eu à en souffrir personnellement.
Mais, s'il les connaissait, Nicolas Starkos était également connu d'eux. Après la mort de son père, qui fut l'une de ces milliers de victimes de la cruauté des Turcs, sa mère, affamée de haine, n'attendit plus que l'heure de se jeter dans le premier soulèvement contre la tyrannie ottomane. Lui, à dix-huit ans, il avait quitté le Magne pour courir les mers, et plus particulièrement l'Archipel, se formant non seulement au métier de marin, mais aussi au métier de pirate. à bord de quels navires avait-il servi pendant cette période de son existence, quels chefs de flibustiers ou de forbans l'eurent sous leurs ordres, sous quel pavillon fit-il ses premières armes, quel sang répandit sa main, le sang des ennemis de la Grèce ou le sang de ses défenseurs -- celui-là même qui coulait dans ses veines -- nul que lui n'aurait pu le dire. Plusieurs fois, cependant, on l'avait revu dans les divers ports du golfe de Coron. Quelques-uns de ses compatriotes avaient pu raconter ses hauts faits de piraterie, auxquels ils s'étaient associés, navires de commerce attaqués et détruits, riches cargaisons changées en parts de prise! Mais un certain mystère entourait le nom de Nicolas Starkos. Toutefois, il était si avantageusement connu dans les provinces du Magne que, devant ce nom, tous
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