LAffaire Lerouge | Page 3

Emile Gaboriau
pour sa nourriture et faisait venir du vin par demi-pièce. Son plaisir était de traiter ses connaissances, et ses d?ners étaient excellents. Si on la complimentait d'être riche, elle ne s'en défendait pas beaucoup. On lui avait souvent entendu dire: ?Je ne possède pas de rentes, mais j'ai tout ce dont j'ai besoin. Si je voulais davantage, je l'aurais.?
D'ailleurs, jamais la moindre allusion à son passé, à son pays ou à sa famille, n'avait été surprise. Elle était très bavarde, mais, quand elle avait bien causé, elle n'avait rien dit que du mal de son prochain. Elle devait pourtant avoir vu le monde et savait beaucoup de choses. Très défiante, elle se barricadait chez elle comme dans une forteresse. Jamais elle ne sortait le soir; on savait qu'elle s'enivrait régulièrement à son d?ner et qu'elle se couchait après. Rarement on avait vu des étrangers chez elle: quatre ou cinq fois une dame et un jeune homme, et une autre fois deux messieurs: un vieux très décoré et un jeune. Ces derniers étaient venus dans une voiture magnifique.
En somme, on l'estimait peu. Ses propos étaient souvent choquants et singuliers dans la bouche d'une femme de son age. On l'avait entendue donner à une jeune fille les plus détestables conseils. Un charcutier de Bougival, gêné dans son commerce, lui avait cependant fait la cour. Elle l'avait repoussé en disant que se marier une fois était suffisant. à diverses reprises on avait vu venir des hommes chez elle. D'abord un jeune, qui avait l'air d'un employé du chemin de fer, puis un grand brun assez vieux, vêtu d'une blouse et qui paraissait très méchant. On supposait que l'un et l'autre étaient ses amants.
Tout en interrogeant, le commissaire résumait par écrit les dépositions, et il en était là lorsque arriva le juge d'instruction. Il amenait avec lui le chef de la police de s?reté et un de ses agents.
M. Daburon, que ses amis ont vu avec une profonde surprise donner sa démission pour aller planter ses choux au moment où se dessinait sa fortune, était alors un homme de trente-huit ans, bien fait de sa personne, sympathique malgré sa froideur, d'une physionomie douce et un peu triste. Cette tristesse lui était restée d'une grande maladie qui deux ans auparavant avait failli l'emporter.
Juge d'instruction depuis 1859, il s'était vite acquis une brillante réputation. Laborieux, patient, doué d'un sens subtil, il savait avec une pénétration rare démêler l'écheveau de l'affaire la plus embrouillée, et, au milieu de mille fils, saisir le fil conducteur. Nul mieux que lui, armé d'une implacable logique, ne pouvait résoudre ces terribles problèmes où l'X est le coupable. Habile à déduire du connu à l'inconnu, il excellait à grouper les faits et à réunir en un faisceau de preuves accablantes les circonstances les plus futiles et en apparence les plus indifférentes.
Avec tant et de si précieuses qualités, il ne paraissait cependant pas né pour ses terribles fonctions. Il ne les exer?ait qu'en frémissant, se défiant de l'entra?nement de ses immenses pouvoirs. L'audace lui manquait pour les coups de théatre risqués qui font éclater la vérité.
Il avait été long à s'accoutumer à certaines pratiques employées sans scrupules par les plus rigoristes de ses confrères. Ainsi il lui répugnait de tromper même un prévenu et de lui tendre des pièges. On disait de lui au parquet: ?C'est un trembleur.? Le fait est qu'au seul souvenir des erreurs judiciaires connues, ses cheveux se dressaient sur sa tête. Ce qu'il lui fallait, c'était non la conviction, non les plus probables présomptions, mais la certitude absolue. Pas de repos pour lui jusqu'au jour où l'accusé était forcé de courber le front devant l'évidence. Si bien qu'un substitut lui reprochait en riant de chercher non plus des coupables, mais des innocents.
Le chef de la police de s?reté n'était autre que le célèbre Gévrol, lequel ne manquera pas de jouer un r?le important dans les drames de nos neveux. C'est assurément un habile homme, mais la persévérance lui manque et il est sujet à se laisser aveugler par une incroyable obstination. S'il perd une piste, il ne peut consentir à l'avouer, encore moins à revenir sur ses pas. D'ailleurs, plein d'audace et de sang-froid, il est impossible à déconcerter. D'une force herculéenne cachée sous des apparences grêles, il n'a jamais hésité à affronter les plus dangereux malfaiteurs.
Mais sa spécialité, sa gloire, son triomphe, c'est une mémoire des physionomies, si prodigieuse qu'elle passe les bornes du croyable. A-t-il vu une figure cinq minutes, c'est fini, elle est casée, elle lui appartient. Partout, en tout temps, il la reconna?tra. Les impossibilités de lieux, les invraisemblances de circonstances, les plus incroyables déguisements ne le dérouteront pas. Cela tient, prétend-il, à ce que d'un homme il ne voit, il ne regarde que les yeux. Il reconna?t le regard sans se préoccuper des traits.
L'expérience
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