LAffaire Lerouge | Page 2

Emile Gaboriau
de saisir quelque chose de
ce qui allait se passer. Ceux qui avaient parlé de crime ne s'étaient
malheureusement pas trompés, le commissaire de police en fut
convaincu dès le seuil. Tout, dans la première pièce, dénonçait avec
une lugubre éloquence la présence des malfaiteurs. Les meubles, une
commode et deux grands bahuts, étaient forcés et défoncés. Dans la
seconde pièce, qui servait de chambre à coucher, le désordre était plus
grand encore. C'était à croire qu'une main furieuse avait pris plaisir à
tout bouleverser.
Enfin, près de la cheminée, la face dans les cendres, était étendu le

cadavre de la veuve Lerouge. Tout un côté de la figure et les cheveux
étaient brûlés, et c'était miracle que le feu ne se fût pas communiqué
aux vêtements.
-- Canailles, va! murmura le brigadier de gendarmerie, n'auraient- ils
pas pu la voler sans l'assassiner, cette pauvre femme!
-- Mais où donc a-t-elle été frappée? demanda le commissaire, je ne
vois pas de sang.
-- Tenez, là, entre les deux épaules, mon commissaire, reprit le
gendarme. Deux fiers coups, ma foi! Je parierais mes galons qu'elle n'a
pas seulement eu le temps de faire ouf!
Il se pencha sur le corps et le toucha.
-- Oh! continua-t-il, elle est bien froide. Même il me semble qu'elle
n'est déjà plus très roide; il y a au moins trente-six heures que le coup
est fait.
Le commissaire, tant bien que mal, écrivit sur un coin de table un
procès-verbal sommaire.
-- Il ne s'agit pas de pérorer, dit-il au brigadier, mais bien de trouver les
coupables. Qu'on prévienne le juge de paix et le maire. De plus, il faut
courir à Paris porter cette lettre au parquet. Dans deux heures un juge
d'instruction peut être ici. Je vais en attendant procéder à une enquête
provisoire.
-- Est-ce moi qui dois porter la lettre? demanda le brigadier.
-- Non. Envoyez un de vos hommes, vous me serez utile ici, vous, pour
contenir ces curieux et aussi pour me trouver les témoins dont j'aurai
besoin. Il faut tout laisser ici tel quel, je vais m'installer dans la
première chambre.
Un gendarme s'élança au pas de course vers la station de Rueil, et
aussitôt le commissaire commença l'information préalable prescrite par
la loi.
Qui était cette veuve Lerouge, d'où était-elle, que faisait-elle, de quoi
vivait-elle, et comment? Quelles étaient ses habitudes, ses moeurs, ses
fréquentations? Lui connaissait-on des ennemis, était-elle avare,
passait-elle pour avoir de l'argent? Voilà ce qu'il importait au
commissaire de savoir.
Mais pour être nombreux, les témoins n'en étaient pas mieux informés.
Les dépositions des voisins, successivement interrogés, étaient vides,
incohérentes, incomplètes. Personne ne savait rien de la victime,

étrangère au pays. Beaucoup de gens se présentaient, d'ailleurs, qui
venaient bien moins pour donner des renseignements que pour en
demander. Une jardinière qui avait été l'amie de la veuve Lerouge et
une laitière chez qui elle se fournissait purent seules donner quelques
renseignements assez insignifiants mais précis.
Enfin, après trois heures d'interrogatoires insupportables, après avoir
subi tous les on-dit du pays, recueilli les témoignages les plus
contradictoires et les plus ridicules commérages, voici ce qui parut à
peu près certain au commissaire de police:
Deux ans auparavant, au commencement de 1860, la femme Lerouge
était arrivée à Bougival avec une grande voiture de déménagement
pleine de meubles, de linge et d'effets. Elle était descendue dans une
auberge, manifestant l'intention de se fixer dans les environs, et aussitôt
s'était mise en quête d'une maison. Ayant trouvé celle-ci à son gré, elle
l'avait louée sans marchander, moyennant trois cent vingt francs
payables par semestre et d'avance, mais n'avait pas consenti à signer de
bail.
La maison louée, elle s'y était installée le jour même et avait dépensé
une centaine de francs en réparations. C'était une femme de
cinquante-quatre ou cinquante-cinq ans, bien conservée, forte, et d'une
santé excellente. Nul ne savait pourquoi elle avait choisi pour s'établir
un pays où elle ne connaissait absolument personne. On la supposait
Normande, parce que souvent, le matin, on l'avait aperçue coiffée d'un
bonnet de coton. Cette coiffure de nuit ne l'empêchait pas d'être très
coquette le jour. Elle portait d'ordinaire de très jolies robes, mettait
force rubans à ses bonnets, et se couvrait de bijoux comme une chapelle.
Sans doute, elle avait habité la côte, car la mer et les navires revenaient
sans cesse dans ses conversations.
Elle n'aimait pas à parler de son mari, mort, disait-elle, dans un
naufrage. Jamais à ce sujet elle n'avait donné le moindre détail. Une
fois seulement elle avait dit à la laitière devant trois personnes: «Jamais
une femme n'a été plus malheureuse que moi dans son ménage.» Une
autre fois, elle avait dit: «Tout nouveau, tout beau: défunt mon homme
ne m'a aimée qu'un an.»
La veuve Lerouge passait pour riche ou du moins
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