Lîle des rêves | Page 6

Louis Ulbach
une péripétie.
--Eh bien! si le coeur vous en dit, ne vous gênez pas; sautez par-dessus bord.
Sir Olliver parut réfléchir.--Non, je ne veux pas, je sais trop bien nager, je me sauverais.
--Ah! vous prenez la chose au sérieux? Quel farceur intrépide! Mais savez-vous bien que si vous n'avez pas d'émotions, vous êtes joliment fait pour en donner! Voyons, milord, êtes-vous arrivé sérieusement à cet excès d'ennui que rien, pas même une bonne action à accomplir, ne puisse vous distraire?
--Les bonnes actions, dit sir Olliver, oh! j'en ai essayé. Mais les remerc?ments de ceux que j'obligeais m'ont dégo?té de la bienfaisance.
--Eh bien, vous aviez les ingrats pour vous consoler.
--Oui, je sais, l'ingratitude serait piquante, si elle n'était pas banale.
--Sacrebleu! s'écria le capitaine, j'y perdrais mon latin, si je l'avais jamais su. Vous êtes un homme difficile à amuser. Avez-vous essayé du jeu?
--Le jeu? quelle ironie! D'ailleurs je n'avais pas de chance en jouant, je gagnais toujours.
--Ah ?a, au lieu de l'eau salée à prendre par bain ou par gorgée, si vous essayiez du vin? voilà un genre de consolation qui n'a rien d'antinational.
--L'ivresse! ce n'est pas l'émotion; c'est le suicide! Boire pour se distraire n'est pas d'un gentilhomme; il faut boire tout au plus pour mourir.
--Tiens! voilà une issue. Tuez-vous!
--Non. La mort n'est peut-être que l'ennui pétrifié, et je ne pourrais pas m'y soustraire, une fois le pacte conclu. Le sommeil est un plaisir négatif.
--Allons, vous ne voulez pas en démordre, il vous faut un naufrage.
--Oui, mais complet!
--Laissez-moi, du moins, le temps de la réflexion, parbleu! jusqu'à ce soir; je ne peux pas m'engager à la légère.
--Jusqu'à ce soir, onze heures, dit sir Olliver qui tira sa montre. Mais il est bien entendu que si vous refusez, capitaine, nous sommes déliés l'un envers l'autre, et j'aurai le droit de vous contraindre par tous les moyens.
--Le droit! le droit! c'est une question. Mais enfin je consens à vous laisser libre du choix de vos distractions, si je ne vous distrais pas à ma manière.
--A ce soir, monsieur Michel.
--A ce soir, milord.
Et le capitaine se leva pour rompre l'entretien. L'Anglais resta assis, poussa quelques soupirs, sortit enfin d'un étui breveté le plus odorant cigare qui ait jamais aromatisé des lèvres masculines, et se mit à le fumer avec une sensualité qui prouvait bien qu'il n'était pas complétement guéri des joies de ce monde, et que la vie lui offrait encore quelques petites douceurs.

III
Où sir Olliver est presque au comble de ses voeux.
Michel n'était pas sans inquiétude: la folie de sir Olliver était dangereuse. Le brave capitaine ne redoutait pas la mort; quoiqu'on puisse avouer, sans honte, que s'il est glorieux de s'exposer au péril pour une grande cause, il est ridicule d'être tué stupidement, par un insensé, sans profit moral pour soi et pour ses héritiers. Mais ce que Michel craignait bien réellement, c'était la nécessité de recourir à des mesures de rigueur, à des précautions violentes. Pharamond ne s'était guère trompé. Sir Olliver avait tenté de corrompre l'équipage. Jusqu'où le mal était-il descendu? et comment faire pour se préserver des tentatives de cet homme devenu féroce et implacable à force d'ennui?
Pharamond avait suivi du coin de l'oeil l'entretien. Quand il vit le capitaine se diriger, tout soucieux, vers sa cabine, il s'avan?a:
--Ah! c'est toi, mon brave, dit Michel.
La familiarité de cet accueil fit comprendre au matelot que le capitaine rendait hommage à sa perspicacité. Il n'abusa pas de cette découverte et triompha avec modestie.
--Eh bien! avais-je raison ce matin? demanda-t-il de l'air soumis d'un homme qui avoue un tort.
--Tu avais raison de m'avertir; mais tu avais tort de soup?onner dans sir Olliver un espion; ce n'est qu'un fou.
--Merci; je connais les douches qu'il leur faut, à ces fous-là.
--Encore une fois, pas d'imprudence, Pharamond; viens causer; j'ai à te consulter.
Pharamond rougit jusqu'aux oreilles. Les condescendances du capitaine étaient les plus grands triomphes qu'il p?t ambitionner. Il suivit donc Michel, et resta deux heures avec lui, enfermé. Le problème était difficile; mais Michel était rusé. Que fut-il décidé dans ce tête-à-tête mystérieux? c'est ce que nous saurons bient?t. Constatons seulement qu'avant de se quitter, les deux marins eurent un accès de rire qui fit vibrer les cloisons de la chambre. Pharamond riait à faire peur; Michel riait à faire envie.
--Ah! la bonne farce, disait le matelot en se tapant sur l'estomac, pour digérer son contentement.
--Comme ce sera amusant à raconter à ma femme et à mes filles, disait le capitaine; surtout, mon brave, pas un mot!
--Moi parler à ce lord Spleen! merci, je n'ai jamais flatté les Anglais, et ce n'est pas à mon age que je commencerai.
--Qu'il ne se doute de rien!
--N'ayez donc pas peur! on sera muet comme une femme morte. Mais êtes-vous bien s?r, capitaine, que l'affaire ne ratera pas?
--J'en réponds! Assure-toi de quelques hommes pour le moment décisif; prépare tout ce
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