pour rappeler toujours à M. Michel le capitaine Michel. C'était une
surprise qu'il se ménageait à lui-même. Il ne se sentait pas d'aise à la
pensée de ce petit joujou, naviguant sous un globe de pendule, au
milieu des douze tasses à café et du sucrier de madame Michel.
En attendant ces joies délicates qu'il savourait par avance, le capitaine
naviguait en réalité vers la Nouvelle-Guinée. Qu'allait-il vendre,
échanger, acheter? cela importe peu au récit.
Retiré dans sa cabine et soigneusement verrouillé, Michel avait défendu
qu'on le dérangeât. Il était si gravement occupé! Il écrivait à sa femme
et à ses filles, donnait à la première ses instructions précises pour la
plantation de quelques petits arbres et le dessin d'une pelouse dans son
jardin, et rédigeait pour les secondes son journal quotidien, légèrement
poétisé par excès de tendresse paternelle. Il cherchait dans des livres de
voyages les descriptions pittoresques des parages qu'il allait aborder, et
qu'il avait explorés trop souvent pour s'être jamais donné la peine de les
étudier. Mais bien qu'il n'eût aucune sérieuse prétention littéraire, et
qu'il ne s'avouât pas les motifs de cette érudition d'emprunt, le capitaine
cédait au besoin instinctif de la couleur locale.
Un récit de voyage sans descriptions est comme le dessert redouté de
Brillat-Savarin, et la jolie femme à laquelle il manque un oeil. Or le
capitaine, en fait de cyclopes, n'admettait que son vaisseau.
A l'heure où nous faisons connaissance avec lui, loin des regards
civilisés et hors de toutes les latitudes de la politesse, nous pouvons
avouer que par précaution contre la température et peut-être aussi par
une sorte de loi réaliste, qui poussait la couleur locale jusqu'à l'illusion,
le brave Michel n'était guère plus vêtu, dans sa chambre, qu'un
souverain des îles de la Sonde, le jour de son couronnement.
Alfred de Musset a vanté la supériorité des costumes primitifs pour la
solitude; mais je dois cependant avouer que le capitaine était plus
habillé qu'un discours d'académicien. Cette simplification des
accessoires du commandement entrait peut-être pour quelque chose
dans la consigne sévère donnée par Michel. Certain de ne pas déchoir à
ses propres yeux, et s'estimant pour la réalité et non pour l'apparence, il
était beaucoup moins sûr de conserver son prestige, s'il était surpris
dans ce négligé.
Voilà pourquoi, sans doute, quand il entendit frapper deux coups, puis
trois, puis quatre, puis un nombre considérable à la porte de sa cabine,
le capitaine proféra tout haut un formidable juron, et se hâta de
reprendre une apparence plus conforme aux exigences des relations
européennes.
--Qui est là? demanda-t-il, quand il fut presque habillé et en
renouvelant son juron.
Notons, en passant, que le capitaine ne jurait jamais tout bas et pour lui
seul.
--C'est moi, capitaine, Pharamond!
--Que me veux-tu? animal! Qu'y a-t-il?
Le capitaine ouvrit sa porte. Pharamond était un vieux matelot du
même pays que lui, dont la figure et la chevelure inculte répondaient
bien à son nom héroïque.
C'était une âme damnée, un séïde, un de ces êtres qui poussent le
dévouement jusqu'à la persécution, et qui vous servent en vous
grondant, comme s'ils vous en voulaient de ne pas tomber à l'eau, à
toutes les heures, pour leur fournir l'occasion de vous en retirer.
--Eh bien! parle, dit le capitaine en laissant entrer son confident et en
refermant la porte, qu'est-ce que tu as découvert aujourd'hui?
--Parbleu! aujourd'hui comme toujours, j'ai découvert que vous étiez
trop bon, que le premier Anglais venu vous enfonçait, quoi! et que, si
on vous laissait faire, tout irait bientôt à la dérive.
--Allons! explique-toi!
--Eh bien! voilà: vous avez reçu à bord ce satané goddam qui s'est
embarqué pour aller où nous irions, sans savoir seulement si nous
n'avions pas affrété pour la lune.
--Sir Olliver! où est le mal? Il paye bien.
--Il paye trop; je veux dire qu'il n'a pas besoin de rôder autour des gens
de l'équipage, comme il le fait, de leur offrir des cadeaux, de les régaler
à toute occasion. Capitaine, je ne vous dis que cela: cet Anglais est un
espion. Je n'aime pas les espions, moi.
--Dis plutôt que tu n'aimes pas les Anglais. Ce n'est pas du tout la
même chose.
--Dans ce temps-ci, c'est possible! mais autrefois! enfin, suffit. Ce que
je viens vous dire, c'est que ce sir Olliver est un drôle de sire; qu'il
cherche à ameuter l'équipage contre vous. Je l'ai surpris tout à l'heure,
baragouinant je ne sais quelles promesses. Qu'est-ce qu'il promet et
qu'est-ce qu'il veut acheter?
--Au fait, tu vois bien, tes craintes sont absurdes. Quel intérêt peut-il
avoir à troubler la discipline? Nous ne sommes pas en guerre avec les
Anglais.
--Non, puisque nous sommes leurs amis, ce qui est plus dangereux et ce
qui rapporte moins. On sait à quoi s'en tenir avec un boulet de
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