Lîle à hélice | Page 2

Jules Verne
qu'on ne soit philosophe...
à cette époque, San-Francisco, la capitale de l'état, est en communication directe par voie ferrée avec San-Diégo, située presque à la frontière de la vieille province californienne. C'est vers cette importante ville, où ils doivent donner le surlendemain un concert très annoncé et très attendu, que se dirigeaient les quatre voyageurs. Parti la veille de San-Francisco, le train n'était guère qu'à une cinquantaine de milles de San-Diégo, lorsqu'un premier contretemps s'est produit.
Oui, contretemps! comme le dit le plus jovial de la troupe, et l'on voudra bien tolérer cette expression de la part d'un ancien lauréat de solfège.
Et s'il y a eu une halte forcée à la station de Paschal, c'est que la voie avait été emportée par une crue soudaine sur une longueur de trois à quatre milles. Impossible d'aller reprendre le rail- road à deux milles au delà, le transbordement n'ayant pas encore été organisé, car l'accident ne datait que de quelques heures.
Il a fallu choisir: ou attendre que la voie f?t redevenue praticable, ou prendre, à la prochaine bourgade, une voiture quelconque pour San-Diégo.
C'est à cette dernière solution que s'est arrêté le quatuor. Dans un village voisin, on a découvert une sorte de vieux landau sonnant la ferraille, mangé des mites, pas du tout confortable. On a fait prix avec le louager, on a amorcé le conducteur par la promesse d'un bon pourboire, on est parti avec les instruments sans les bagages. Il était environ deux heures de l'après-midi, et, jusqu'à sept heures du soir, le voyage s'est accompli sans trop de difficultés ni trop de fatigues. Mais voici qu'un deuxième contretemps vient de se produire: versement du coach, et si malencontreux qu'il est impossible de se servir dudit coach pour continuer la route.
Et le quatuor se trouve à une bonne vingtaine de milles de San- Diégo!
Aussi, pourquoi quatre musiciens, Fran?ais de nationalité, et, qui plus est, Parisiens de naissance, se sont-ils aventurés à travers ces régions invraisemblables de la Basse-Californie?
Pourquoi?... Nous allons le dire sommairement, et peindre de quelques traits les quatre virtuoses que le hasard, ce fantaisiste distributeur de r?les, allait introduire parmi les personnages de cette extraordinaire histoire.
Dans le cours de cette année-là, -- nous ne saurions la préciser à trente ans près, -- les états-Unis d'Amérique ont doublé le nombre des étoiles du pavillon fédératif. Ils sont dans l'entier épanouissement de leur puissance industrielle et commerciale, après s'être annexé le Dominion of Canada jusqu'aux dernières limites de la mer polaire, les provinces mexicaines, guatémaliennes, hondurassiennes, nicaraguiennes et costariciennes jusqu'au canal de Panama. En même temps, le sentiment de l'art s'est développé chez ces Yankees envahisseurs, et si leurs productions se limitent à un chiffre restreint dans le domaine du beau, si leur génie national se montre encore un peu rebelle en matière de peinture, de sculpture et de musique, du moins le go?t des belles oeuvres s'est-il universellement répandu chez eux. à force d'acheter au poids de l'or les tableaux des ma?tres anciens et modernes pour composer des galeries privées ou publiques, à force d'engager à des prix formidables les artistes lyriques ou dramatiques de renom, les instrumentistes du plus haut talent, ils se sont infusé le sens des belles et nobles choses qui leur avait manqué si longtemps.
En ce qui concerne la musique, c'est à l'audition des Meyerbeer, des Halévy, des Gounod, des Berlioz, des Wagner, des Verdi, des Massé, des Saint-Sa?ns, des Reyer, des Massenet, des Delibes, les célèbres compositeurs de la seconde moitié du XIXe siècle, que se sont d'abord passionnés les dilettanti du nouveau continent. Puis, peu à peu, ils sont venus à la compréhension de l'oeuvre plus pénétrante des Mozart, des Haydn, des Beethoven, remontant vers les sources de cet art sublime, qui s'épanchait à pleins bords au cours de XVIIIe siècle. Après les opéras, les drames lyriques, après les drames lyriques, les symphonies, les sonates, les suites d'orchestre. Et, précisément, à l'heure où nous parlons, la sonate fait fureur chez les divers états de l'Union. On la paierait volontiers à tant la note, vingt dollars la blanche, dix dollars la noire, cinq dollars la croche.
C'est alors que, connaissant cet extrême engouement, quatre instrumentistes de grande valeur eurent l'idée d'aller demander le succès et la fortune aux états-Unis d'Amérique. Quatre bons camarades, anciens élèves du Conservatoire, très connus à Paris, très appréciés aux auditions de ce qu'on appelle ?la musique de chambre?, jusqu'alors peu répandue dans le Nord-Amérique. Avec quelle rare perfection, quel merveilleux ensemble, quel sentiment profond, ils interprétaient les oeuvres de Mozart, de Beethoven, de Mendelsohn, d'Haydn, de Chopin, écrites pour quatre instruments à cordes, un premier et un second violon, un alto, un violoncelle! Rien de bruyant, n'est-il pas vrai, rien qui dénotat le métier, mais quelle exécution irréprochable, quelle incomparable virtuosité! Le succès de ce quatuor est d'autant plus explicable qu'à cette
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