Lépaulette | Page 5

Georges Darien
me semble voir une lame qui descend, en sciant, sur un poignet tendu.
--Jean!... Nous... coupions... les... mains...
Le colonel s'affaisse dans le fauteuil, et sa tête se renverse sur le dossier.
* * * * *
Mes parents vont à l'enterrement; et Lycopode (c'est ma bonne, qui s'appelle Victoire, mais qu'on appelle Lycopode) me conduit jeter de l'eau bénite sur le cercueil. Les épaulettes du colonel, son épée et sa croix, sont placées sur le drap noir. Il y a des soldats rangés en bataille, avec des tambours voilés de crêpes et un drapeau déployé à la hampe duquel l'aigle a crispé ses serres; un groupe nombreux d'officiers en grand uniforme; et des curieux innombrables, hommes qui passent chapeau bas, femmes qui saluent en se signant...
Lycopode me ramène à la maison par le chemin des écoliers; pour me distraire, me dit-elle, mais je crois que c'est afin de passer par la rue de Lille, où sont casernés les turcos. Lycopode aime les turcos; elle dit que c'est pas vrai; mais c'est vrai. Moi aussi, j'aime les turcos. Mais Jean-Baptiste ne les aime pas. Il dit qu'ils sont vilains comme le diable, qu'ils se débarbouillent dans le pot à cirage, qu'ils mangent trop de réglisse, et toutes sortes de bêtises comme ?a. Lorsque je parle de leurs beaux uniformes, de l'éclat de leurs dents blanches et des grands feux qui éclairent si étrangement leurs faces noires, Jean-Baptiste hausse les épaules. Tout ?a, c'est parce qu'il est jaloux de Lycopode, et parce qu'il sait que Lycopode pense comme moi au sujet des turcos, sans pourtant oser l'avouer. Une belle fille, Lycopode, grande et forte, avec de grosses joues rouges sur lesquelles les baisers claquent, un gros chignon de cheveux noirs et, sur la poitrine, des bo?tes à lait numéro un, comme dit Jean-Baptiste.
Jean-Baptiste est l'ordonnance de mon père, l'ordonnance en titre, l'homme de confiance. Il aura fini son congé dans un an environ, à l'automne de 1870, mais peut-être qu'il restera au régiment; ?a dépend de Lycopode; si elle veut lui promettre de se marier avec lui, Jean-Baptiste reprendra du service, remplacera un homme appelé sous les drapeaux. Jusqu'ici, Lycopode n'a rien voulu promettre; elle prétend que Jean-Baptiste est beaucoup trop jeune pour elle; en réalité, il aura bient?t vingt-sept ans et elle n'en a pas encore trente. La différence n'est pas considérable, et il me semble que Lycopode pourrait bien passer là-dessus, d'autant plus que Jean-Baptiste est son pays, qu'il est né en Bourgogne, comme elle. A l'occasion, je fais mon possible pour la décider; car je regretterais le départ de Jean-Baptiste. Sait-on qui le remplacerait? Une ordonnance modèle, capable de donner toute satisfaction, non seulement à son officier, mais au fils de cet officier, et à sa famille en général, ne se trouve pas tous les jours dans l'armée.
Avant Jean-Baptiste, mon père a eu bien des ordonnances qui ne valaient pas cher. Le brasseur qui a précédé Jean-Baptiste, par exemple, était un Alsacien qui hachait de la paille à bouche que veux-tu, et qui m'appelait monsieur Chan. Mon père ne l'a pas gardé longtemps, heureusement; il déplaisait à tout le monde. On aime si peu les Alsaciens! On les méprise tellement! Ils sont si gauches, si lourds, si maladroits! Ils manquent à un tel point du tact le plus élémentaire! Ce sont de faux Allemands et ils ne seront jamais Fran?ais. On n'aime pas les amphibies, en France, les êtres qui ne sont ni chair ni poisson, il faut être, catégoriquement, l'un ou l'autre. Un franc Allemand, un Cosaque bon teint, même, ne déplaisent point; au contraire. C'est ainsi qu'on admire les Prussiens ouvertement, et même tapageusement. Déjà, il y a deux ans, en 67, ils ont été les héros d'une réception offerte à l'occasion de l'Exposition; le roi Guillaume et Bismarck ont re?u un de ces accueils qui engagent les gens à revenir. On s'est extasié sur la bonne mémoire du roi qui, d'un faubourg de Paris, avait désigné sans hésitation l'endroit où il avait campé, en 1814, auprès de Romainville.
--Il y a un fort là, aujourd'hui, avait expliqué le général fran?ais qui accompagnait Sa Majesté.
Et le roi avait souri, avait demandé des renseignements sur le fort, renseignements qui lui avaient été obligeamment fournis. Pourquoi pas? Est-ce que la France pourrait avoir quelque chose à redouter de la Prusse? Les Fran?ais ne sont pas des Autrichiens, Dieu merci! et les Sadowa ne sont pas faits pour eux. Aussi, lorsque le général de Moltke, l'année dernière, a visité incognito la frontière de l'Est, étudiant les positions et prenant des notes, on s'est bien gardé de le gêner; on l'a fait suivre par quelques agents auxquels la plus grande discrétion avait été recommandée, et voilà tout. La Prusse n'existe que parce que nous permettons son existence, tout le monde le sait; Jean-Baptiste me le
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