Lénore et autres ballades | Page 3

Gottfried August Bürger
main, dansèrent
en rond, autour d'elle, de pâles fantômes, et ils entonnèrent l'hymne
suivante:
«Patience! Patience! si la douleur brise ton coeur, ne blasphème jamais
le Dieu du ciel! Ton corps est délivré; Dieu ait pitié de ton âme!»

LA FILLE DU PASTEUR DE TAUBENHAIN
Dans le jardin du pasteur de Taubenhain[8] il y a un bosquet, fréquenté
chaque nuit par des esprits: on y entend des bruits étranges, semblables
à un murmure plaintif, et quelquefois à un pénible gémissement: on
croit distinguer aussi les efforts et la lutte d'une colombe qui se débat
entre les serres de l'épervier.
Une flamme se promène lentement au bord de l'étang marécageux; sa
lumière est faible et triste. On voit une petite place qui ne produit
aucune herbe et que n'arrosent ni la pluie ni les rosées: le vent en
passant sur cet endroit rend des sons lugubres.
La fille du pasteur de Taubenhain était innocente comme la tourterelle:
encore au printemps de la vie, pleine de grâces[9] et de beauté, elle était
l'objet des hommages d'une foule d'amants qui tous désiraient obtenir
sa main.
De l'autre côté de la rivière, et sur le sommet du rocher, on voyait un
superbe château, dont les murs brillaient comme l'argent, et les toits
comme l'acier aux yeux des paisibles habitants de la vallée.
Là vivait au sein des plaisirs le jeune chevalier de Falkenstein[10]. Le
château plaisait à la vue de la jeune fille, mais le chevalier revêtu de
l'élégant costume du chasseur, plaisait encore mieux à son coeur.

Il lui adresse une lettre écrite sur un papier orné de filets d'or: sa lettre
accompagnait son portrait adroitement caché dans un coeur d'or et de
perles, avec une bague en diamant; elle disait:
«Laisse soupirer en vain, ma Rosette, cette foule d'amants qui t'obsède.
Quelque chose de mieux t'est réservé. Tu es digne du plus brillant
chevalier qui ait jamais possédé terres et serfs.
» J'ai un mot bien doux à te dire, mais il faut que ce soit en secret, et je
voudrais obtenir de toi une réponse favorable. À l'heure de minuit, je
serai près de toi; alors rassemble ton courage, et chasse la crainte.
» À l'heure de minuit, l'appeau imitera le chant de la caille, dans les
blés, derrière le jardin; et la flûte fera entendre les accents harmonieux
du rossignol qui appelle sa compagne. Alors, rassemble ton courage et
ne me fais pas attendre.»
À l'heure de minuit, il arriva, furtif et silencieux comme le brouillard. Il
était enveloppé d'un large manteau, et n'avait pas oublié ses armes. Il
s'approcha du jardin avec précaution et fit taire les chiens vigilants en
leur jetant du pain.
Alors l'appeau imita le chant de la caille, la flûte fit entendre les accents
harmonieux du rossignol qui appelle sa tendre compagne, et Rosette ne
se laissa pas attendre.
Il prononça le mot si doux à l'oreille et au coeur. Hélas! une amante a
tant de confiance; il mit tant d'art et d'adresse à écarter la résistance que
la pudeur lui opposait.
Il promit, par tout ce qui est sacré, d'être toujours fidèle: il invoqua les
noms les plus respectables et lui jura qu'elle n'aurait jamais de regrets:
elle résistait encore, mais faiblement.
Enfin il l'entraîna dans le bosquet sombre et silencieux, embaumé du
parfum des pois odorants: son coeur battait avec force, son sein se
gonflait, et l'haleine brûlante de la volupté flétrit bientôt son innocence.

Et quand sur la terrasse parfumée, les pois se fanèrent, la pauvre fille
sentit un malaise inconnu: ses joues couleur de rose, devinrent pâles
comme la neige, et le feu de ses yeux s'éteignit.
Et quand les graines commencèrent à se former, quand la fraise rougit
et que la cerise se colora, le sein de Rosette devint oppressé et sa
ceinture trop étroite.
Et quand le temps arriva de faucher les prairies, elle sentit les premiers
mouvements de l'enfant qu'elle portait.
Et quand le vent du nord vint siffler à travers les chaumes, il lui fut
impossible de cacher son état.
Son père, homme sévère et emporté, s'en aperçut, et fit éclater sa
colère:--Puisque ta faute a causé ta honte, fuis loin de moi, et songe que
le lit nuptial soit prêt en même temps que le berceau de ton enfant.
Et d'une main saisissant une courroie, de l'autre ses longs cheveux, il
couvrit de coups et de meurtrissures sa peau blanche et délicate.
Puis il la mit hors de la maison: la nuit était noire et terrible. Le vent
secouait des nuages une pluie glacée. Elle se traîna jusqu'au sommet du
rocher escarpé, et chercha à tâtons la porte du château pour confier sa
peine à son ami.
--Hélas! malheur à moi! tu m'as rendue mère avant d'être épouse: je
suis déshonorée et mon corps, déchiré de coups,
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