Légendes rustiques | Page 6

Georges Sand
marécage. Votre pré en vaudra mieux et les demoiselles auraient bient?t délogé; car il est à la connaissance de tout homme de bon sens qu'elles n'aiment point le sec et qu'elles s'envolent de mare en mare et d'étang en étang, à mesure qu'on leur ?te le brouillard dont elles se nourrissent.
--Mon ami Luneau, répondit M. de La Selle, dessécher le marécage serait, à coup s?r, une bonne affaire pour le pré. Mais, outre qu'il y faudrait les six cents livres que j'ai perdues, j'y regarderais encore à deux fois avant de déloger les demoiselles. Ce n'est pas que j'y croie précisément, ne les ayant jamais vues, non plus qu'aucun autre farfadet de même étoffe; mais mon père y croyait un peu, et ma grand-mère y croyait tout à fait. Quand on en parlait, mon père disait: ?Laissez les demoiselles tranquilles; elles n'ont jamais fait de mal à moi ni à personne.? et ma grand-mère disait: ?Ne tourmentez et ne conjurez jamais les demoiselles; leur présence est un bien dans une terre, et leur protection est un porte-bonheur pour une famille.?
--Pas moins, reprit le grand Luneau en hochant la tête, elles ne vous ont point garé des voleurs!
Environ dix ans après cette aventure, M. de La Selle revenait de la même foire de la Berthenoux, rapportant sur la même jument grise, devenue bien vieille, mais trottant encore sans broncher, une somme équivalente à celle qui lui avait été si singulièrement dérobée. Cette fois, il était seul, le grand Luneau étant mort depuis quelques mois; et notre gentilhomme ne dormait pas à cheval, ayant abjuré et définitivement perdu cette facheuse habitude.
Lorsqu'il fut à la lisière du bois, le long de la Gagne-aux-Demoiselles, qui est située au bas d'un talus assez élevé et tout couvert de buissons, de vieux arbres et de grandes herbes sauvages, M. de La Selle fut pris de tristesse en se rappelant son pauvre métayer, qui lui faisait bien faute, quoique son fils Jacques, grand et mince comme lui, comme lui fin et avisé, par?t faire son possible pour le remplacer. Mais on ne remplace pas les vieux amis, et M. de La Selle se faisait vieux lui-même.
Il eut des idées noires; mais sa bonne conscience les eut bient?t dissipées, et il se mit à siffler un air de chasse, en se disant que, de sa vie et de sa mort, il en serait ce que Dieu voudrait.
Comme il était à peu près au milieu de la longueur du marécage, il fut surpris de voir une forme blanche, que jusque-là il avait prise pour un flocon de ces vapeurs dont se couvrent les eaux dormantes, changer de place, puis bondir et s'envoler en se déchirant à travers les branches. Une seconde forme plus solide sortit des joncs et suivit la première en s'allongeant comme une toile flottante; puis une troisième, puis une autre et encore une autre; et, à mesure qu'elles passaient devant Monsieur de La Selle, elles devenaient si visiblement des personnages énormes, vêtus de longues jupes, pales, avec des cheveux blanchatres tra?nant plut?t que voltigeant derrière elles, qu'il ne put s'?ter de l'esprit que c'étaient là les fant?mes dont on lui avait parlé dans son enfance. Alors, oubliant que sa grand-mère lui avait recommandé, s'il les rencontrait jamais, de faire comme s'il ne les voyait pas, il se mit à les saluer, en homme bien appris qu'il était. Il les salua toutes, et quand ce vint à la septième, qui était la plus grande et la plus apparente, il ne put s'empêcher de lui dire: _Demoiselle, je suis votre serviteur_.
Il n'eut pas plut?t laché cette parole, que la grande demoiselle se trouva en croupe derrière lui, l'enla?ant de deux bras froids comme l'aube, et que la vieille grise, épouvantée, prit le galop, emportant M. de La Selle à travers le marécage.
Bien que fort surpris, le bon gentilhomme ne perdit point la tête. ?Par l'ame de mon père, pensa-t-il, je n'ai jamais fait de mal, et nul esprit ne peut m'en faire,? Il soutint sa monture et la for?a de se dépêtrer de la boue où elle se débattait, tandis que la grand'demoiselle paraissait essayer de la retenir et de l'envaser.
M. de La Selle avait des pistolets dans ses fontes, et l'idée lui vint de s'en servir; mais, jugeant qu'il avait affaire à un être surnaturel et se rappelant d'ailleurs que ses parents lui avaient recommandé de ne point offenser les demoiselles de l'eau, il se contenta de dire avec douceur à celle-ci: ?Vraiment, belle dame, vous devriez me laisser passer mon chemin, car je n'ai point traversé le v?tre pour vous contrarier, et si je vous ai saluée, c'est par politesse et non par dérision. Si vous souhaitez des prières ou des messes, faites conna?tre votre désir, et, foi de gentilhomme, vous en aurez!?
Alors, M. de La
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