Keraban Le Tetu, vol 2 | Page 3

Jules Verne
mon maître? demanda Bruno, en proie à une curiosité mêlée
d'une certaine angoisse, que vaut le pound russe?
--Environ seize ponds et demi de Hollande, répondit Van Mitten, après
un petit calcul mental.
--Ce qui fait?...
--Ce qui fait exactement soixante-quinze ponds et demi, ou cent
cinquante et une livres.»
Bruno poussa un cri de désespoir, et, s'élançant hors du plateau de la
balance, dont l'autre plateau vint brusquement frapper le sol, il tomba
sur un banc, à demi-pâmé.
«Cent cinquante et une livres.» répétait-il, comme s'il eût perdu là près
d'un neuvième de sa vie.
En effet, à son départ, Bruno, qui pesait quatre-vingt-quatre ponds, ou
cent soixante-huit livres, n'en pesait plus que soixante-quinze et demi,
soit cent cinquante et une livres. Il avait donc maigri, de dix-sept livres!
Et cela en vingt-six jours d'un voyage qui avait été relativement facile,
sans véritables privations ni grandes fatigues. Et maintenant que le mal
avait commencé, où s'arrêterait-il? Que deviendrait ce ventre que Bruno
s'était fabriqué lui-même, qu'il avait mis près de vingt ans à arrondir,
grâce à l'observation d'une hygiène bien comprise? De combien
tomberait-il au-dessous de cette honorable moyenne, dans laquelle il
s'était maintenu jusqu'alors,--surtout à présent que, faute d'une chaise
de poste, à travers des contrées sans ressources, avec menaces de
fatigues et de dangers, cet absurde voyage allait s'accomplir dans des
conditions nouvelles!
Voilà ce que se demanda l'anxieux serviteur de Van Mitten. Et alors, il
se fit dans son esprit, comme une rapide vision d'éventualités terribles,
au milieu desquelles apparaissait un Bruno méconnaissable, réduit à
l'état de squelette ambulant!
Aussi son parti fut-il pris sans l'ombre d'une hésitation. Il se releva, il
entraina le Hollandais, qui n'aurait pas eu la force de lui résister, et,
s'arrêtant sur le quai, au moment de rentrer à l'hôtel:
«Mon maître, dit-il, il y a des bornes à tout, même à la sottise humaine!
Nous n'irons pas plus loin!»
Van Mitten reçut cette déclaration avec ce calme accoutumé, dont rien
ne pouvait le faire se départir.
«Comment, Bruno, dit-il, c'est ici, dans ce coin perdu du Caucase, que

tu me proposes de nous fixer?
--Non, mon maître, non! Je vous propose tout simplement de laisser le
seigneur Kéraban revenir comme il lui conviendra à Constantinople,
pendant que nous y retournerons tranquillement par un des paquebots
de Poti. La mer ne vous rend point malade, moi non plus, et je ne risque
pas d'y maigrir davantage,--ce qui m'arriverait infailliblement, si je
continuais à voyager dans ces conditions.
--Ce parti est peut-être sage à ton point de vue, Bruno, répondit Van
Mitten, mais au mien, c'est autre chose. Abandonner mon ami Kéraban
lorsque les trois quarts du parcours sont déjà faits, cela mérite quelque
réflexion!
--Le seigneur Kéraban n'est point votre ami, répondit Bruno. Il est l'ami
du seigneur Kéraban, voilà tout. D'ailleurs, il n'est et ne peut être le
mien, et je ne lui sacrifierai pas ce qui me reste d'embonpoint pour la
satisfaction de ses caprices d'amour-propre! Les trois quarts du voyage
sont accomplis, dites-vous; cela est vrai, mais le quatrième quart me
paraît offrir bien d'autres difficultés à travers un pays à demi sauvage!
Qu'il ne vous soit encore rien survenu de personnellement désagréable,
à vous, mon maître, d'accord; mais, je vous le répète, si vous vous
obstinez, prenez garde! ... Il vous arrivera malheur!»
L'insistance de Bruno à lui prophétiser quelque grave complication
dont il ne se tirerait pas sain et sauf ne laissait point de tracasser Van
Mitten. Ces conseils d'un fidèle serviteur étaient bien pour l'influencer
quelque peu. En effet, ce voyage au delà de la frontière russe, à travers
les régions peu fréquentées du pachalik de Trébizonde et de l'Anatolie
septentrionale, qui échappent presque entièrement à l'autorité du
gouvernement turc, cela valait au moins la peine que l'on regardât à
deux fois avant de l'entreprendre. Aussi, étant donné son caractère un
peu faible, Van Mitten se sentit-il ébranlé, et Bruno ne fut pas sans s'en
apercevoir. Bruno redoubla donc ses instances. Il fit valoir maint
argument à l'appui de sa cause, il montra ses habits flottant à la ceinture
autour d'un ventre qui s'en allait de jour en jour. Insinuant, persuasif,
éloquent même, sous l'empire d'une conviction profonde, il amena
enfin son maître à partager ses idées sur la nécessité de séparer son sort
du sort de son ami Kéraban.
Van Mitten réfléchissait. Il écoutait avec attention, hochant la tête aux
bons endroits. Lorsque cette grave conversation fut achevée, il n'était

plus retenu que par la crainte d'avoir une discussion à ce sujet avec son
incorrigible compagnon de voyage.
«Eh bien, repartit Bruno, qui avait réponse à tout, les circonstances sont
favorables. Puisque le seigneur Kéraban n'est plus là, brûlons la
politesse au seigneur Kéraban, et laissons son neveu Ahmet aller le
rejoindre à la frontière.»
Van
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