d'émotions dont il avait
besoin; et c'est de la situation, réelle ou prétendue, de Brutus placé
entre son père et sa patrie, que Voltaire a fait le fond et le ressort de sa
tragédie.
Celle de Shakspeare repose tout entière sur le caractère de Brutus; on
l'a même blâmé de n'avoir pas intitulé cet ouvrage Marcus Brutus
plutôt que Jules César. Mais si Brutus est le héros de la pièce, César sa
puissance, sa mort, en voilà le sujet. César seul occupe l'avant-scène;
l'horreur de son pouvoir, le besoin de s'en délivrer remplissent toute la
première moitié du drame; l'autre moitié est consacrée au souvenir et
aux suites de sa mort. C'est, comme le dit Antoine, l'ombre de César
«promenant sa vengeance;» et pour ne pas laisser méconnaître son
empire, c'est encore cette ombre qui, aux plaines de Sardes et de
Philippes, apparaît à Brutus comme son mauvais génie.
Cependant à la mort de Brutus finira le tableau de cette grande
catastrophe. Shakspeare n'a voulu nous intéresser à l'événement de sa
pièce que par rapport à Brutus, de même qu'il ne nous a présenté Brutus
que par rapport à cet événement; le fait qui fournit le sujet de la
tragédie et le caractère qui l'accomplit, la mort de César et le caractère
de Brutus, voilà l'union qui constitue l'oeuvre dramatique de
Shakspeare, comme l'union de l'âme et du corps constitue la vie,
éléments également nécessaires l'un et l'autre à l'existence de l'individu.
Avant que se préparât la mort de César, la pièce n'a pas commencé;
après la mort de Brutus, elle finit.
C'est donc dans le caractère de Brutus, âme de sa pièce, que Shakspeare
a déposé l'empreinte de son génie; d'autant plus admirable dans cette
peinture, qu'en y demeurant fidèle à l'histoire, il en a su faire une
oeuvre de création, et nous rendre le Brutus de Plutarque tout aussi vrai,
tout aussi complet dans les scènes que le poëte lui a prêtées que dans
celles qu'a fournies l'historien. Cet esprit rêveur, toujours occupé à
s'interroger lui-même, ce trouble d'une conscience sévère aux premiers
avertissements d'un devoir encore douteux, cette fermeté calme et sans
incertitude dès que le devoir est certain, cette sensibilité profonde et
presque douloureuse, toujours contenue dans la rigueur des plus
austères principes, cette douceur d'âme qui ne disparaît pas un seul
instant au milieu des plus cruels offices de la vertu, ce caractère de
Brutus enfin, tel que l'idée nous en est à tous présente, marche vivant et
toujours semblable à lui-même à travers les différentes scènes de la vie
où nous le rencontrons, et où nous ne pouvons douter qu'il n'ait paru
sous les traits que lui donne le poëte.
Peut-être cette fidélité historique a-t-elle causé la froideur des critiques
de Shakspeare sur la tragédie de Jules César. Ils n'y pouvaient
rencontrer ces traits d'une originalité presque sauvage qui nous
saisissent dans les ouvrages que Shakspeare a composés sur des sujets
modernes, étrangers aux habitudes actuelles de notre vie, comme aux
idées classiques sur lesquelles se sont formées les habitudes de notre
esprit. Les moeurs de Hotspur sont certainement beaucoup plus
originales pour nous que celles de Brutus: elles le sont davantage en
elles-mêmes; la grandeur des caractères du moyen âge est fortement
empreinte d'individualité; la grandeur des anciens s'élève régulièrement
sur la base de certains principes généraux qui ne laissent guère, entre
les individus, d'autre différence très-sensible que celle de la hauteur à
laquelle ils parviennent. C'est ce qu'a senti Shakspeare; il n'a songé qu'à
rehausser Brutus et non à le singulariser; placés dans une sphère
inférieure, les autres personnages reprennent un peu la liberté de leur
caractère individuel, affranchi de cette règle de perfection que le devoir
impose à Brutus. Le poëte aussi semble se jouer autour d'eux avec
moins de respect, et se permettre de leur imposer quelques-unes des
formes qui lui appartiennent plus qu'à eux, Cassius comparant avec
dédain la force corporelle de César à la sienne, et parcourant la nuit les
rues de Rome, au fort de la tempête, pour assouvir cette fièvre de
danger qui le dévore, ressemble beaucoup plus à un compagnon de
Canut ou de Harold qu'à un Romain du temps de César; mais cette
teinte barbare jette, sur les irrégularités du caractère de Cassius, un
intérêt qui ne naîtrait peut-être pas aussi vif de la ressemblance
historique. M. Schlegel, dont les jugements sur Shakspeare méritent
toujours beaucoup de considération, me semble cependant tomber dans
une légère erreur lorsqu'il remarque que «le poëte a indiqué avec
finesse la supériorité que donnaient à Cassius une volonté plus forte et
des vues plus justes sur les événements.» Je pense au contraire que l'art
admirable de Shakspeare consiste, dans cette pièce, à conserver au
principal personnage toute sa supériorité, même lorsqu'il se trompe, et à
la faire ressortir par ce fait
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