dit avoir de lui
une peinture de femme, faite avant d'aller à Barbizon, un des plus
merveilleux morceaux de chair qu'il ait vus, et comme il l'a fait porter à
voir par son fils, à un grand peintre de l'heure actuelle, qui a sa dose de
méchanceté, il s'était écrié: «Il faut la porter cette toile à Henner, pour
qu'il attrape une gifle!» Et Stevens témoigne du respect de Rousseau
pour Millet, qui d'abord ne lui trouvait pas de talent: ce qui, d'après
Stevens, décida Rousseau à venir habiter Barbizon, pour le conquérir,
et il arrivait au bout de quelque temps que la communion d'esprit entre
les deux peintres, amenait Millet à revenir sur ses premiers jugements.
Stevens s'étonne de l'absence complète du sentiment de l'art chez la
plupart des grands écrivains, affirmant qu'il n'en est pas ainsi à l'égard
de la littérature chez les peintres de talent, même chez ceux qui n'ont
pas fait d'humanités, déclarant qu'on ne les trouverait jamais à lire un
livre d'auteur médiocre.
Et il répète, dans l'hiatus de sa bouche restant grande ouverte, au milieu
de hou hou, ayant l'air de demander à la fin de chacune de ses phrases,
l'approbation de son auditeur, il répète plusieurs fois que Millet,
Rousseau, et les autres, étaient des gens de haut goût, ce qui n'est pas
commun dans ce bas monde.
* * * * *
Vendredi 18 mars.--Aujourd'hui, à cette heure du jour, qui devient
insensiblement de la nuit, et où ma pensée était allée mélancoliquement
au passé, cherchant à retrouver les êtres chers qui n'étaient plus, j'avais
laissé venir le crépuscule dans mon cabinet de travail, sans demander la
lampe, et peu à peu, l'image de mon père, que j'ai perdu à douze ans,
m'apparaissait à la clarté des braises du foyer presque éteint,
m'apparaissait dans le mystérieux brouillard et le pâle effacement d'un
pastel, accroché derrière le dos, et reflété dans la glace que l'on a
devant soi.
Et, en la mémoire vague de mes yeux, je revoyais sur un long corps,
une figure maigre, au grand nez décharné, aux étroits petits favoris en
côtelettes, aux vifs et spirituels yeux noirs: _les pruneaux de M. de
Goncourt_, ainsi qu'on les appelait; aux cheveux coupés en brosse, et
où les sept coups de sabre, que le jeune lieutenant recevait au combat
de Pordenone, avaient laissé comme des sillons, sous des épis
révoltés:--une figure, où à travers le tiraillement et la fatigue de traits,
jeunes encore, survivait la batailleuse énergie de ces physionomies
guerrières, jetées dans une brutale esquisse, par la brosse du peintre
Gros, sur une toile au fond non recouvert.
Je le revoyais, en sa marche militaire, quand, après la lecture des
journaux, dans ce vieux cabinet de lecture qui existe encore au passage
de l'Opéra, il arpentait, des heures, le boulevard des Italiens, de la rue
Drouot à la rue Laffitte, en compagnie de deux ou trois messieurs à la
rosette d'officier de la Légion d'honneur, à la figure martiale, à la
grande redingote bonapartiste, barrant le boulevard, tous les vingt pas,
avec les arrêts d'une conversation enthousiaste, et où il y avait, en ces
grands corps, les amples gestes du commandement d'officier de
cavalerie.
Je le revoyais, dans le salon des demoiselles de Villedeuil, les filles du
ministre de Louis XVI, les vieilles cousines de ma mère, ce froid et
immense salon, aux boiseries blanches, toutes nues, au mobilier rare,
empaqueté dans des housses, et où toujours, au dos d'une chaise, était
oublié le ridicule d'une des deux soeurs, aux jardinières rectilignes,
contenant de pauvres fleurs fanées, aux dunkerques, où s'étageaient des
objets d'art légitimistes, je le revoyais, dans ce salon, qu'on aurait pu
croire le salon de la duchesse d'Angoulême, adossé debout à la
cheminée, son diable d'oeil noir, tout plein d'ironie, et à un moment,
dans l'ennui de l'endroit solennel, jetant un mot, qui secouait d'un rire,
la sèche vieillesse et les robes feuille morte et caca dauphin des deux
antiques demoiselles.
Je le revoyais dans la Haute-Marne, à Breuvannes, là, où se sont passés
les étés de mon enfance, par les ensoleillés matins de juillet et d'août,
marchant de son grand pas, que mes petites jambes avaient peine à
suivre, marchant à la main, un paisseau arraché dans une vigne, et
m'emmenant avec lui boire une verrée d'eau, à la «Fontaine d'Amour»,
une source au milieu de prés fleuris de pâquerettes, apportant aux
gourmets d'eau, le bon et frais goût d'une eau, qu'il trouvait comparable
à l'aqua felice de Rome. Quelquefois, le paisseau était remplacé par un
fusil, jeté sur l'épaule, et sans carnassière et sans chien, je le voyais tout
à coup mettre en joue quelque chose, que ma vue de myope
m'empêchait de distinguer: c'était un lièvre, que son coup de fusil
roulait, et qu'il me donnait à
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