Journal des Goncourt (Troisième série, premier volume) | Page 9

Edmond de Goncourt

parfois, assez semblable à la prise de possession, à l'envahissement d'un
corps par les anesthésiques, la morphine, le chloral.
Et Daudet dit qu'il aimerait à peindre cet engourdissement endormant
de la douleur dans le plus secret de l'être, décrit joliment le côté
enfantin, que ces choses amènent chez l'homme, avoue le besoin qu'il a,
lui, de prendre la main de sa femme, dans un attouchement de bébé,
quand le calmant opère. Il continue de parler de la mort, quand sa
femme attristée par ses vilains dires, coupe la conversation, mais il y
revient encore, disant que pour l'homme qui souffre, l'approche de la
mort est l'annonce de la cessation de la souffrance.
Puis tout à coup, il jette dans un sourire: «Mais regardez donc
Zézé?--Zézé qui a l'air absolument consterné! Car cet enfant a une
terreur de la mort, et demande, de temps en temps, avec un intérêt tout
particulier, des nouvelles de M. Chevreul, qu'on lui a dit avoir près de
cent ans.
* * * * *

Samedi 11 avril.--Ce soir, l'avant-veille de mon enterrement, je trouve
de bon goût de me montrer au théâtre, et de remercier mes acteurs.
Énigmatique le théâtre et ses dessous! Porel me dit en parlant de la
nouvelle pièce: «C'est une pièce d'un inconnu... et ici les pièces
d'inconnu ne font pas d'argent... Je m'attends à une dizaine de
représentations à 600 francs par soirée.» Alors pourquoi m'abandonner,
quand l'annonce des dernières représentations fait faire des recettes de
plus de 1 500 francs?
Je vais voir un moment Léonide dans sa loge, je la trouve d'une
amabilité cassante, qui n'est pas celle des premiers jours, et quelques
instants après elle fait une scène à la Folie du bal masqué, dont les
grelots lui ont attaqué le système nerveux. Mélancolie de Dumény, qui
a si merveilleusement joué le «Monsieur en habit noir». On me jouera
encore mardi et mercredi: ce qui fera 38 représentations.
* * * * *
Vendredi 17 avril.--À la suite du four de SARAH MOORE, dépêche de
Daudet qui m'annonce la reprise d'HENRIETTE MARÉCHAL, à
l'Odéon, mardi.
* * * * *
Mardi 21 avril.--Aujourd'hui, à propos de l'assassin Marchandon, il est
question, chez Brébant, du besoin actuel d'une morale quelconque, et
là-dessus Renan de s'écrier: «qu'un jour ou l'autre, on sera obligé
d'arriver à un cours de morale laïque, à une espèce de succursale de la
morale catholique.»
Puis, tout à coup, la tablée des philosophes et des politiciens se met à
batailler à côté des deux termes: infini et indéfini, faisant sonner de
grands mots ayant l'air d'idées, mais qui ne sont que des sonorités vides
et retentissantes.
Notre dîner du dix-neuvième siècle, est en train de ressembler à une
moyenâgeuse école de la rue du Fouace, débagoulant et logomachant

de la scolastique.
* * * * *
Jeudi 23 avril.--Mme Commanville me consultant l'année dernière, au
sujet de la publication des lettres de Flaubert, et me demandant qui, elle
devait charger d'écrire l'introduction, je lui dis qu'elle était bien bonne
de chercher un biographe de son oncle, elle qui avait été élevée par lui,
et dont toute la vie s'était passée, pour ainsi dire, à ses côtés.
Aujourd'hui, elle vient me lire sa notice, et la biographie de Flaubert est
vraiment toute charmante dans son intimité, avec les détails de
l'influence d'une vieille bonne, du conteur d'histoires Mignot, avec
l'intérieur un peu sinistre de l'habitation à l'hôpital de Rouen, avec
l'existence à Croisset, avec les soirées dans le pavillon du fond du
jardin, se terminant par cette phrase de Flaubert: «C'est le moment de
retourner à Bovary!» phrase qui faisait naître dans l'esprit de l'enfant,
l'idée d'une localité, où son oncle se rendait la nuit.
La fin du travail est bien un peu écourtée. On sent la fatigue d'une
personne, qui n'est pas habituée à écrire, et qui en a assez au bout d'un
certain nombre de pages. Je l'ai poussée à reprendre cette fin, et à
l'étoffer un peu, surtout dans les années malheureuses, où la vie de
l'écrivain est complètement remêlée à la sienne.
L'histoire que Daudet fait de ses livres me fait penser qu'il y aura, un
jour, pour un amoureux de notre mémoire, une jolie et révélatrice
histoire de nos romans, depuis la première idée jusqu'à l'apparition du
livre, en cueillant dans notre Journal, tout ce qui est relatif au travail et
à la composition de chacun de nos bouquins.
Ce soir, je dîne avec Drumont, qui, à propos des LETTRES de mon
frère, a cru devoir, au commencement de son article, me présenter
comme le corrupteur de la génération présente. Là-dessus, grondé par
Mme Daudet, il se défend spirituellement, au nom des principes qui le
forcent à sortir, de temps en temps, son flétrissoir, et d'en marquer, à
son grand regret, un homme
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