Journal des Goncourt (Premier Volume) | Page 9

Edmond de Goncourt
faisait dans un petit salon la cuisine du journal. C'était un
petit homme, jaune de poil, à l'oeil saillant du jettatore, un des seuls
écrivains échappés au coup de filet dans lequel le gouvernement avait
ramassé les journalistes, le 2 Décembre.
Il était père de famille et père de l'Église, prêchait les bonnes moeurs,
se signait parfois comme un saint égaré dans une bande de malfaiteurs,
et, malgré tout, allait dans la définition libre des choses plus loin
qu'aucun de nous. En ses moments de loisir, il rédigeait pour le journal:
LES MÉMOIRES DE Mme SAQUI.
A la table de la rédaction s'asseyaient journellement: Murger à l'air
humble, à l'oeil pleurard, aux jolis mots de Chamfort d'estaminet;
Aurélien Scholl, avec son monocle vissé dans l'orbite, ses colères
spirituelles, son ambition de gagner la semaine prochaine 50,000 francs
par an, au moyen de romans en vingt-cinq volumes; Banville, avec sa
face glabre, sa voix de fausset, ses fins paradoxes, ses humoristiques

silhouettes des gens; Karr, toujours accompagné de l'inséparable
Gatayes. Et c'était encore un maigre garçon, aux longs cheveux gras,
nommé Eggis, qui en voulait personnellement à l'Académie; et c'était
Delaage, l'Ubiquité faite homme et la Banalité faite poignée de main,
un garçon pâteux, poisseux, gluant, et qui semblait un glaire
bienveillant; et c'était l'ami Forgues, un Méridional congelé, ayant
quelque chose d'une glace frite de la cuisine chinoise, et qui apportait,
d'un air diplomatique, des articles artistiquement pointus; et c'était
Louis Enault, orné de ses manchettes et de sa tournure contournée et
gracieusée de chanteur de romances de salon; enfin Beauvoir, se
répandait souvent dans les bureaux comme une mousse de champagne,
pétillant et débordant, et parlant de tuer les avoués de sa femme, et
jetant en l'air de vagues invitations à des dîners chimériques.
Gaiffe avait élu domicile sur un divan, où il demeurait des après-midi,
couché et somnolent, ne se réveillant que pour jeter des interjections
troublantes dans la phraséologie vertueuse du père Venet.
Et au milieu de tout ce monde, Villedeuil, ordonnant, pérorant, allant,
courant, correspondant, innovant, et découvrant tous les huit jours un
système d'annonces ou de primes, une combinaison, un homme ou un
nom, devant apporter au journal, dans les quinze jours, dix mille
abonnés.
A l'heure présente, le journal remue, il ne fait pas d'argent, mais il fait
du bruit. Il est jeune, indépendant, ayant comme l'héritage des
convictions littéraires de 1830. C'est dans ses colonnes l'ardeur et le
beau feu d'une nuée de tirailleurs marchant sans ordre ni discipline,
mais tous pleins de mépris pour l'abonnement et l'abonné. Oui, oui, il y
a là de la fougue, de l'audace, de l'imprudence, enfin du dévouement à
un certain idéal mêlé d'un peu de folie, d'un peu de ridicule... un journal,
en un mot, dont la singularité, l'honneur, est de n'être point une affaire.
* * * * *
Dimanche 20 février.--Un jour de la fin du mois de décembre dernier,
Villedeuil rentrait du ministère en disant avec une voix de cinquième
acte:

--Le journal est poursuivi. Il y a deux articles incriminés. L'un est de
Karr; l'autre, c'est un article où il y a des vers... Qui est-ce qui a mis des
vers dans un article, ce mois-ci?
--C'est nous! disions-nous.
--Eh bien! c'est vous qui êtes poursuivis avec Karr.
Or, voici l'article qui devait nous faire asseoir sur les bancs de la police
correctionnelle, absolument comme des messieurs arrêtés dans une
pissotière. Cet article, paru le 15 décembre 1852, avait pour titre:
Voyage du n° 43 de la rue Saint-Georges au n° 1 de la rue Laffitte[1].
Un voyage de notre domicile d'alors au bureau du journal, et qui passait
en revue, d'une façon fantaisiste, les industries, les officines de produits
bizarres, les marchands et marchandes de tableaux et de bibelots que
nous rencontrions sur notre route, et entre autres, la boutique d'une
femme célèbre autrefois, comme modèle, dans les ateliers de peinture.
[Note 1: J'ai donné l'article en son entier dans PAGES RETROUVÉES,
volume publié, l'année dernière, chez Charpentier.]
Donnons le paragraphe incriminé:
«Dans cette boutique, ci-gît le plus beau corps de Paris. De modèle qu'il
était, il s'est fait marchand de tableaux. A côté de tasses de Chine se
trouve un Diaz, et j'en connais un plus beau. C'est un jeune homme et
une jeune femme. La chevelure de l'adolescent se mêle aux cheveux
déroulés de la dame, et la Vénus, comme dit Tahureau:
Croisant ses beaux membres nus Sur son Adonis qu'elle baise; Et lui
pressant le doux flanc; Son cou douillettement blanc, Mordille de trop
grande aise.
Ce Diaz-là, mes amis, a bien voyagé; mais, Dieu merci, il est revenu au
bercail. J'ai vu quelqu'un qui sait tous ses voyages et qui m'a conté le
dernier. Mlle ***[2] l'avait envoyé à Mlle ***[3]. Mlle *** l'a renvoyé
à Mlle *** avec
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