Jeannot et Colin | Page 3

Voltaire
la géométrie. Cette science
ridicule a pour objet des surfaces , des lignes, et des points, qui
n'existent pas dans la nature. On fait passer en esprit cent mille lignes
courbes entre un cercle et une ligne droite qui le touche, quoique dans
la réalité on n'y puisse pas passer un fétu. La géométrie, en vérité, n'est
qu'une mauvaise plaisanterie.
Monsieur et madame n'entendaient pas trop ce que le gouverneur
voulait dire; mais ils furent entièrement de son avis.
Un seigneur comme monsieur le marquis, continua-t-il , ne doit pas se
dessécher le cerveau dans ces vaines études. Si un jour il a besoin d'un
géomètre sublime, pour lever le plan de ses terres, il les fera arpenter
pour son argent. S'il veut débrouiller l'antiquité de sa noblesse, qui
remonte aux temps les plus reculés, il enverra chercher un bénédictin. Il
en est de même de tous les arts. Un jeune seigneur heureusement né
n'est ni peintre, ni musicien, ni architecte, ni sculpteur; mais il fait
fleurir tous ces arts en les encourageant par sa magnificence. Il vaut
sans doute mieux les protéger que de les exercer; il suffit que monsieur
le marquis ait du goût; c'est aux artistes à travailler pour lui; et c'est en
quoi on a très grande raison de dire que les gens de qualité (j'entends
ceux qui sont très riches) savent tout sans avoir rien appris, parcequ'en
effet ils savent à la longue juger de toutes les choses qu'ils commandent
et qu'ils paient.
L'aimable ignorant prit alors la parole, et dit: Vous avez très bien

remarqué, madame, que la grande fin de l'homme est de réussir dans la
société. De bonne foi, est-ce par les sciences qu'on obtient ce succès?
s'est-on jamais avisé dans la bonne compagnie de parler de géométrie?
demande-t-on jamais à un honnête homme quel astre se lève
aujourd'hui avec le soleil? s'informe-t-on à souper si
Clodion-le-Chevelu passa le Rhin? Non, sans doute, s'écria la marquise
de La Jeannotière, que ses charmes avaient initiée quelquefois dans le
beau monde, et monsieur mon fils ne doit point éteindre son génie par
l'étude de tous ces fatras; mais enfin que lui apprendra-t-on? car il est
bon qu'un jeune seigneur puisse briller dans l'occasion, comme dit
monsieur mon mari. Je me souviens d'avoir ouï dire à un abbé que la
plus agréable des sciences était une chose dont j'ai oublié le nom, mais
qui commence par un B.--Par un B, madame? ne serait-ce point la
botanique?--Non, ce n'était point de botanique qu'il me parlait; elle
commençait, vous dis-je, par un B, et finissait par un on.--Ah! j'entends,
madame; c'est le blason: c'est, à la vérité, une science fort profonde;
mais elle n'est plus à la mode depuis qu'on a perdu l'habitude de faire
peindre ses armes aux portières de son carrosse; c'était la chose du
monde la plus utile dans un état bien policé. D'ailleurs cette étude serait
infinie; il n'y a point aujourd'hui de barbier qui n'ait ses armoiries; et
vous savez que tout ce qui devient commun est peu fêté. Enfin, après
avoir examiné le fort et le faible des sciences, il fut décidé que
monsieur le marquis apprendrait à danser.
La nature, qui fait tout, lui avait donné un talent qui se développa
bientôt avec un succès prodigieux; c'était de chanter agréablement des
vaudevilles. Les grâces de la jeunesse, jointes à ce don supérieur, le
firent regarder comme le jeune homme de la plus grande espérance. Il
fut aimé des femmes; et ayant la tête toute pleine de chansons, il en fit
pour ses maîtresses. Il pillait Bacchus et l'Amour dans un vaudeville, la
nuit et le jour dans un autre, les charmes et les alarmes dans un
troisième; mais, comme il y avait toujours dans ses vers quelques pieds
de plus ou de moins qu'il ne fallait, il les fesait corriger moyennant
vingt louis d'or par chanson; et il fut mis dans l'Année littéraire au rang
des La Fare, des Chaulieu, des Hamilton, des Sarrasin, et des Voiture.
Madame la marquise crut alors être la mère d'un bel esprit, et donna à

souper aux beaux esprits de Paris. La tête du jeune homme fut bientôt
renversée; il acquit l'art de parler sans s'entendre, et se perfectionna
dans l'habitude de n'être propre à rien. Quand son père le vit si éloquent,
il regretta vivement de ne lui avoir pas fait apprendre le latin, car il lui
aurait acheté une grande charge dans la robe. La mère, qui avait des
sentiments plus nobles, se chargea de solliciter un régiment pour son
fils; et en attendant il fit l'amour. L'amour est quelquefois plus cher
qu'un régiment. Il dépensa beaucoup, pendant que ses parents
s'épuisaient encore davantage à vivre en grands seigneurs.
Une jeune veuve de qualité, leur voisine, qui n'avait qu'une fortune
médiocre, voulut bien se
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