Jeannot et Colin | Page 4

Voltaire
amie du père et de la mère. Une vieille voisine proposa le mariage; les parents, éblouis de la splendeur de cette alliance, acceptèrent avec joie la proposition: ils donnèrent leur fils unique à leur amie intime. Le jeune marquis allait épouser une femme qu'il adorait et dont il était aimé; les amis de la maison le félicitaient; on allait rédiger les articles, en travaillant aux habits de noce et à l'épithalame.
Il était un matin aux genoux de la charmante épouse que l'amour, l'estime, et l'amitié, allaient lui donner; ils go?taient, dans une conversation tendre et animée, les prémices de leur bonheur; ils s'arrangeaient pour mener une vie délicieuse, lorsqu'un valet de chambre de madame la mère arrive tout effaré. Voici bien d'autres nouvelles, dit-il; des huissiers déménagent la maison de monsieur et de madame; tout est saisi par des créanciers; on parle de prise de corps, et je vais faire mes diligences pour être payé de mes gages. Voyons un peu, dit le marquis, ce que c'est que ?a, ce que c'est que cette aventure-là. Oui, dit la veuve, allez punir ces coquins-là, allez vite. Il y court, il arrive à la maison; son père était déjà emprisonné: tous les domestiques avaient fui chacun de leur c?té, en emportant tout ce qu'ils avaient pu. Sa mère était seule, sans secours, sans consolation , noyée dans les larmes; il ne lui restait rien que le souvenir de sa fortune, de sa beauté, de ses fautes, et de ses folles dépenses.
Après que le fils eut long-temps pleuré avec la mère, il lui dit enfin: Ne nous désespérons pas; cette jeune veuve m'aime éperdument; elle est plus généreuse encore que riche, je réponds d'elle; je vole à elle, et je vais vous l'amener. Il retourne donc chez sa ma?tresse, il la trouve tête à tête avec un jeune officier fort aimable. Quoi! c'est vous, M. de La Jeannotière; que venez-vous faire ici? abandonne-t-on ainsi sa mère? Allez chez cette pauvre femme, et dites-lui que je lui veux toujours du bien: j'ai besoin d'une femme de chambre, et je lui donnerai la préférence. Mon gar?on, tu me parais assez bien tourné, lui dit l'officier; si tu veux entrer dans ma compagnie, je te donnerai un bon engagement.
Le marquis stupéfait, la rage dans le coeur, alla chercher son ancien gouverneur, déposa ses douleurs dans son sein, et lui demanda des conseils. Celui-ci lui proposa de se faire, comme lui, gouverneur d'enfants. Hélas! je ne sais rien, vous ne m'avez rien appris, et vous êtes la première cause de mon malheur; et il sanglotait en lui parlant ainsi. Faites des romans, lui dit un bel esprit qui était là; c'est une excellente ressource à Paris.
Le jeune homme, plus désespéré que jamais, courut chez le confesseur de sa mère; c'était un théatin très accrédité, qui ne dirigeait que les femmes de la première considération; dès qu'il le vit, il se précipita vers lui. Eh! mon Dieu! monsieur le marquis, où est votre carrosse? comment se porte la respectable madame la marquise votre mère? Le pauvre malheureux lui conta le désastre de sa famille. A mesure qu'il s'expliquait, le théatin prenait une mine plus grave, plus indifférente, plus imposante: Mon fils, voilà où Dieu vous voulait; les richesses ne servent qu'à corrompre le coeur; Dieu a donc fait la grace à votre mère de la réduire à la mendicité?
Oui, monsieur.--Tant mieux, elle est s?re de son salut.--Mais, mon père, en attendant, n'y aurait-il pas moyen d'obtenir quelques secours dans ce monde?--Adieu, mon fils; il y a une dame de la cour qui m'attend. Le marquis fut prêt à s'évanouir; il fut traité à peu près de même par tous ses amis, et apprit mieux à conna?tre le monde dans une demi-journée que dans tout le reste de sa vie.
Comme il était plongé dans l'accablement du désespoir, il vit avancer une chaise roulante, à l'antique, espèce de tombereau couvert, accompagné de rideaux de cuir, suivi de quatre charrettes énormes toutes chargées. Il y avait dans la chaise un jeune homme grossièrement vêtu; c'était un visage rond et frais qui respirait la douceur et la gaieté. Sa petite femme brune, et assez grossièrement agréable, était cahotée à c?té de lui. La voiture n'allait pas comme le char d'un petit-ma?tre: le voyageur eut tout le temps de contempler le marquis immobile, ab?mé dans sa douleur. Eh! mon Dieu! s'écria-t-il, je crois que c'est là Jeannot. A ce nom le marquis lève les yeux, la voiture s'arrête: C'est Jeannot lui-même, c'est Jeannot. Le petit homme rebondi ne fait qu'un saut, et court embrasser son ancien camarade. Jeannot reconnut Colin; la honte et les pleurs couvrirent son visage. Tu m'as abandonné, dit Colin; mais tu as beau être grand seigneur, je t'aimerai toujours. Jeannot, confus et attendri, lui conta, en sanglotant, une partie
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