ne manoeuvraient qu'avec peine les avirons qui,
d'ordinaire, leur paraissaient si légers.
À l'arrière du canot, et évidemment chargé de conduire l'embarcation,
un jeune homme de 20 à 22 ans tenait avec habileté l'aviron qui lui
servait de gouvernail.
Son vêtement, moitié français moitié indien, dénotait cependant chez
lui de certaines prétentions à l'élégance, car ses guêtres brodées de
graines de verroterie multicolore démontraient qu'une main de femme
avait passé par là. D'une figure mobile et passionnée, il était facile de
voir, dans tous ses mouvements, la supériorité de l'intelligence et
l'habitude du commandement.
Ses compagnons, vêtus de vareuses en flanelle rouge ou bleue,
portaient de larges ceinturons en cuir, où brillait l'inséparable couteau
du voyageur canadien.
Le jeune homme s'adressant à celui qui, à l'avant du canot, semblait en
servir de guide.
--Ohé! Hervieux chante nous donc un de tes vieux refrains de chantier;
nous t'aiderons en choeur, et la route nous semblera moins longue.
--Oui, oui! une chanson, Hervieux, répétèrent à l'unisson les autres
voyageurs.
L'individu à qui s'adressaient ces paroles, se redressa avec un certain
orgueil, et déposant avec soin, une vieille pipe culottée au fond du
canot, il entonna d'une voie de stentor les couplets suivants dont ses
compagnons redirent le refrain:
Mon père n'avait fille que moi, Canot d'écorce qui va voler. Et dessus la
mer il m'envoie; Canot d'écorce qui vole, qui vole, Canot d'écorce qui
va voler.
Et dessus la mer il m'envoie, Canot d'écorce qui va voler. Le marinier
qui me menait; Canot d'écorce qui vole, qui vole, Canot d'écorce qui va
voler.
Le marinier qui me menait, Canot d'écorce qui va voler. Me dit ma
belle embrassez-moi Canot d'écorce qui vole, qui vole, Canot d'écorce
qui va voler.
Me dit ma belle embrassez-moi, Canot d'écorce qui va voler. Non, non,
Monsieur, je ne saurais; Canot d'écorce qui vole, qui vole, Canot
d'écorce qui va voler.
Non, non, monsieur, je ne saurais, Canot d'écorce qui va voler. Car si
mon papa le savait; Canot d'écorce qui vole, qui vole, Canot d'écorce
qui va voler.
Car si mon papa le savait, Canot d'écorce qui va voler. C'est bien sûr
qu'il me battrait Canot d'écorce qui vole, qui vole, Canot d'écorce qui
va voler.
Les échos du rivage répétaient la sauvage mélodie de ce chant primitif
et les fermières abandonnaient pour un instant les travaux du ménage,
pour écouter le chant des «voyageurs». Les enfants suspendaient leurs
jeux, et les jeunes filles joignaient leurs voix cristallines au refrain qui
leur arrivait porté par la brise du soir.
Le canot glissa plus vite sur la surface polie du Saint-Laurent et se
trouva bientôt en face du village de Lavaltrie. Après avoir mis leur
embarcation en sûreté, les voyageurs se dirigèrent vers les lumières qui
brillaient à travers les sapins, car il commençait à faire nuit.
II
Les voyageurs
Au fond de la forêt on entend de la hache Les coups retentissants,
sinistres, réguliers, Puis on entend gémir le grand pin qui s'arrache, Et
tombe en écrasant un rival à ses pieds.
(L'Hiver, L.-P. LeMay.)
[Léon-Pamphile LeMay, L'Hiver (2e strophe), dans les Essais
poétiques, Québec, Desbarats, 1865.]
Vous souvient-il, lecteur, des «voyageurs» du bon vieux temps?
De ce temps, où nos pères et nos grands-pères partaient chaque
automne, aussi régulièrement que l'hirondelle voyageuse, pour aller
s'enfoncer dans les forêts vierges de l'Outaouais et de la Gatineau.
Le type du voyageur{1} était si bien dessiné et ses excentricités en
étaient si bizarres, qu'il nous semble que c'était hier.
Chaque village, sur le littoral du Saint-Laurent, depuis Montréal jusqu'à
Québec, fournissait son contingent annuel à la brigade «des gens d'en
haut».
On partait vers la mi-septembre en canot d'écorce; on remontait le
fleuve en chantant gaiement, les refrains sur l'aviron. À Montréal, on
achetait les haches de chantier et on prenait une «fête» avant de mettre
la proue vers «Bytown», où se trouvait alors le rendez-vous des bons
vivants:
À Bytown, c'est une jolie place, Mais il y a beaucoup de crasse Il y a
des jolies filles Et aussi des polissons, Dans les chantiers nous
hivernerons, Dans les chantiers nous hivernerons.
Le premier soin, en arrivant à la future capitale du Canada, était d'aller
faire son engagement pour l'hiver, et de retirer une avance de gages qui
était ordinairement sacrifiée à Bacchus. Nos pères qui ne se piquaient
pas de connaître leur mythologie, disaient à «Molson». Et Dieu sait,
s'ils le patronnaient, ce célèbre distillateur à la réputation éminemment
franco-canadienne.
On reprenait alors, le gousset vide et le coeur léger, la route des
chantiers. On y arrivait entre la mi-octobre et le premier novembre. Le
premier soin était de choisir au milieu d'une forêt d'arbres deux ou trois
fois centenaires, un lieu propice à bâtir une rude cabane en «plançons»,
qui était généralement connue sous le nom de chantier.
Le
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