Jean Racine | Page 6

Jules Lemaître
d'un peu de farine). On lui en donnait un grand par semaine. Il
mangeait toujours debout, dans un couloir, sans serviette et sur une
planche. Sainte-Beuve dit qu'il y avait de l'oriental et du brahme dans
M. Hamon. Cette impression me parait très juste. Je tiens de la
munificence de M. Gazier un petit livre intitulé: _Relation de plusieurs
circonstances de la vie de M. Hamon, faite par lui-même, selon le

modèle des Confessions de saint Augustin_ (124 pages, imprimées en
1734). Il y parle surtout du séjour qu'il fit seul, comme médecin, auprès
des religieuses de Port-Royal-des-Champs, en 1665, après l'expulsion
des «messieurs». C'est très curieux. M. Hamon est humble, oui, il se
rabaisse tant qu'il peut et conserve ses vêtements de pauvre qui le font
moquer des gardes. Il dira:
J'aimais fort les sentences, ce qui est le caractère des moindres esprits.
Il dira:
J'étais plus lâche qu'une femme, et qu'une femme des plus lâches, car il
y en a de courageuses.
Et cætera. Mais on sent avec lui quel secret délice est l'humilité. Car,
dans le chrétien qui se ravale lui-même, il y a deux «moi»: le «moi» qui
est humilié, et le «moi» qui humilie l'autre et le méprise et le maltraite;
et ce second moi, juge implacable du premier, peut parfaitement goûter
un plaisir d'orgueil détourné et comme s'enivrer de son rôle d'ange
flagellateur. Puis, l'humilité supprime presque toutes les causes de
trouble:
J'éprouvais, dit M. Hamon, que, quand on se met sur son fumier, on est
délivré de bien des tentations... Je résolus, dit-il encore, de ne plus
juger personne.
Bientôt vient le détachement de la vie et l'amour de la mort:
Je regardais la mort avec assez de douceur. Je pensais fortement qu'il
fallait me disposer à quitter les vivants, qui sont morts, afin d'aller
trouver les morts, qui sont vivants.
Vient enfin la totale «ataraxie».
Il y a des temps où je crois que Dieu demande une chose de moi; il y en
a d'autres où je ne le crois plus; quelquefois, je n'en sais rien. _Et tout
cela m'est la même chose_, étant résolu de ne faire non plus d'état de
mes prétendues assurances que de mon incertitude même.

Un autre point très intéressant. La communion était interdite aux
religieuses du choeur, mais permise aux soeurs converses. On demande
à Hamon si les religieuses du choeur peuvent sans péché mettre le
manteau gris des converses pour se présenter à la Sainte Table et
communier ainsi par fraude. Hamon pense qu'elles le peuvent.
Pourquoi? C'est que, en rendant _possible_ aux religieuses, par cette
ruse, la communion dont il leur commande et inspire le désir,
Jésus-Christ signifie ainsi clairement qu'il la leur permet en effet, et
cela, malgré l'autorité ecclésiastique. C'est une révélation qu'il fait à ses
servantes, par-dessus la tête de leur archevêque. Il me semble que nous
touchons le fond de l'âme de Port-Royal dans cette volonté de
communiquer directement avec Dieu. Toute cette discussion de M.
Hamon, à la fois très subtile et enflammée d'amour, est une des choses
les plus singulières qu'on puisse lire.
Voilà les quatre professeurs de Racine. Celui qu'il semble avoir aimé et
vénéré le plus est justement ce bizarre et délicieux bonhomme, M.
Hamon. Quarante ans plus tard, il écrira dans son testament (10 octobre
1698):
Je désire qu'après ma mort, mon corps soit porté à

Port-Royal-des-Champs, qu'il soit inhumé dans le cimetière, au pied de
la fosse de M. Hamon. Je supplie très humblement la mère abbesse et
les religieuses de vouloir bien m'accorder cet honneur, quoique je m'en
reconnaisse très indigne, etc.
Et maintenant, représentez-vous cet enfant tout seul au milieu de ces
saints, d'ailleurs tous occupés de leurs dévotions et de leurs travaux. Je
ne dis pas qu'il dut s'y ennuyer: mais l'absence d'enfants de son âge, le
silence de ce grand cloître dépeuplé et de cette vallée solitaire, tout cela
était évidemment fort propre à le jeter dans la rêverie. Il dut rêver
beaucoup, ces trois années-là, le long de l'étang, dans les jardins et dans
les bois. Et sa sensibilité, repliée sur soi, secrète, sans confident, dut se
faire par là plus profonde et plus délicate.
On connaît l'anecdote racontée par Louis Racine dans ses _Mémoires_:
anecdote que Louis tenait de son frère aîné Jean-Baptiste, lequel ne

pouvait la tenir que de son père ou de quelqu'un de Port-Royal:
Son plus grand plaisir était de s'aller enfoncer dans les bois de l'abbaye
avec Sophocle et Euripide qu'il savait presque par coeur. Il avait une
mémoire surprenante. Il trouva par hasard le roman grec des amours de
Théagène et de Chariclée. Il le dévorait, lorsque le sacristain Claude
Lancelot, qui le surprit dans cette lecture, lui arracha le livre et le jeta
au feu. Il trouva moyen d'en avoir un autre exemplaire, qui eut le
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