quoi consiste, au fond, l'état d'esprit janséniste.
À le considérer, non point théologiquement, mais psychologiquement,
le janséniste est l'homme qui entretient avec Dieu les relations les plus
dramatiques. Le janséniste est l'homme qui pense le plus de mal de la
nature humaine et qui a le moins d'illusions sur elle. Par suite, le
janséniste est l'homme qui a le plus besoin de croire à Jésus rédempteur
pour ne pas sombrer dans la négation et dans le désespoir. Non
seulement Pascal paraît avoir connu ces tentations, mais de saintes
religieuses, comme la mère Angélique de Saint-Jean:
J'appris, écrit-elle dans le récit de son séjour au couvent des
Annonciades, ce que c'est que le désespoir et par où l'on y va... J'étais
au hasard de laisser éteindre ma lampe... C'était comme une espèce de
doute de toutes les choses de la foi et de la Providence.
Le janséniste est l'homme qui a le plus besoin de voir et de sentir
partout, et dans les moindres choses, l'action de Dieu et qui a pour lui
l'amour le plus inquiet. Le janséniste est l'homme qui aime Dieu avec le
plus de désintéressement, puisqu'il craint toujours que Dieu ne le lui
rende pas, et qu'il vit dans la terreur de n'avoir pas la grâce. Et,
conséquemment, le janséniste est, de tous les chrétiens, celui qui
s'examine avec le plus de diligence et d'angoisse.
Mais, d'autre part, le janséniste, si humble devant Dieu, nourrit, et
peut-être à son insu, un secret orgueil, comme un homme qui ne
ressemble pas aux autres, qui ne veut pas leur ressembler, et qui a des
«opinions particulières».
Dans l'_Oraison funèbre de Nicolas Cornet_, Bossuet parle ainsi des
jansénistes:
... Ils accablent la faiblesse humaine en ajoutant au joug que Dieu
nous impose... Qui ne voit que cette rigueur enfle la présomption,
nourrit le dédain, entretient un chagrin superbe et un esprit de fastueuse
singularité, fait paraître la vertu trop pesante, l'évangile excessif, le
christianisme impossible?
Le janséniste renchérit sur le surnaturel; et, devant le mystère de la
rédemption et de la grâce, il abdique sa raison plus totalement que les
autres chrétiens. Mais il la retrouve, et il en revendique âprement les
droits, lorsqu'il s'agit de savoir si les «cinq propositions» sont dans
Jansénius; et, contre le pape, contre la Sorbonne, contre les évêques de
France, contre le roi, il soutient qu'elles n'y sont pas. Tandis qu'il paraît
douter de la liberté humaine, le janséniste n'en montre pas moins une
volonté indomptable. S'il s'anéantit devant Dieu, il est fier avec les
hommes, et difficile avec les puissances. Son humilité ne l'empêche pas
d'opposer les résistances les plus obstinées aux entreprises injustes des
pouvoirs publics, des «grandeurs de chair». Le janséniste est homme de
protestation et d'opposition; et c'est pourquoi Port-Royal a été si fort à
la mode dans une partie de la noblesse et de la haute bourgeoisie.
Le jeune Racine ne sera point un homme d'opposition; sans renier ses
maîtres persécutés, il sera un chrétien soumis et un sujet amoureux de
son roi. Mais l'opinion de Port-Royal sur la nature humaine se
retrouvera dans ses tragédies; elle le fera véridique et hardi dans ses
peintures de l'homme. Et, à cause de Port-Royal, je le crois, jamais
(sauf dans l'_Alexandre_) il ne donnera dans l'optimisme romanesque
des deux Corneille et de Quinault.
En attendant, Jean Racine est un enfant très bien doué et très sensible,
un enfant privilégié, élevé dans le sanctuaire de la piété, et qui reçoit
l'empreinte chrétienne à une profondeur dont il ne s'apercevra lui-même
que plus tard.
Ses professeurs sont Nicole, Lancelot, Antoine Lemaître, Hamon; et,
comme je l'ai dit, il les a pour lui tout seul.
Louis Veuillot dit de Nicole: «Nicole, ce moraliste de Port-Royal, le
plus froid, le plus gris, le plus _plomb_, le plus insupportable des
ennuyeux de cette grande maison ennuyée.» Veuillot est bien sévère.
Ce qui est vrai, c'est que Nicole semble un peu effacé parce qu'il nous
apparaît toujours comme le reflet d'Arnault. Il reste toute sa vie clerc
tonsuré. Cette nuance lui convient. C'est un second rôle. C'est l'esprit
modéré de Port-Royal. Il atténue le jansénisme. C'est lui qui inventa la
fameuse distinction «du droit et du fait» et qui imagina de dire: «Nous
condamnons les cinq propositions qu'on dit extraites de Jansénius; mais
nous nions qu'elles y soient: qu'on nous les y montre.» (Et en effet elles
n'y étaient pas littéralement.) Nicole était un écrivain lent, mais un
moraliste très fin. C'est lui dont madame de Sévigné aurait voulu boire
en bouillon les _Essais de morale_. Ajoutez qu'il était de visage
agréable, d'excellente société, qu'il avait tout lu, même les romans, et
qu'il racontait très bien l'anecdote.
Je ne vois pas en quoi cet aimable homme a mis sa marque sur Racine.
Mais je crois qu'il lui apprit très
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