Jean-Jacques Rousseau | Page 9

Jules Lemaître
tire ce petit malheureux du gouffre. Son premier sentiment pour elle, et qui durera longtemps,--c'est l'adoration.
Il faut relire le récit de leur première rencontre, car cela est délicieux:
C'était un passage derrière sa maison... Prête à entrer dans l'église, madame de Warens se retourne à ma voix. Que devins-je à cette vue! Je me figurais une vieille dévote bien réchignée; la bonne dame de M. de Pontverre ne pouvait être autre chose à mon avis. Je vois un visage pétri de graces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouissant, le contour d'une gorge enchanteresse. Rien n'échappa au rapide coup d'oeil du jeune prosélyte; car je devins à l'instant le sien, s?r qu'une religion prêchée par de tels missionnaires ne pouvait manquer de mener au paradis. Elle prend en souriant la lettre que je lui présente d'une main tremblante, l'ouvre, jette un coup d'oeil sur celle de M. de Pontverre, revient à la mienne, qu'elle lit tout entière, et qu'elle e?t relue encore si son laquais ne l'e?t avertie qu'il était temps d'entrer. Eh! mon enfant, me dit-elle d'un ton qui me fit tressaillir, vous voilà courant le pays bien jeune, c'est dommage en vérité. Puis, sans attendre ma réponse, elle ajouta: Allez chez moi m'attendre; dites qu'on vous donne à déjeuner; après la messe, j'irai causer avec vous.
Et un peu plus loin:
Elle avait de ces beautés qui se conservent, parce qu'elles sont plus dans la physionomie que dans les traits; aussi la sienne était-elle encore dans tout son premier éclat. Elle avait un air caressant et tendre, un regard très doux, un sourire angélique, une bouche à la mesure de la mienne (Jean-Jacques avait la bouche petite), des cheveux cendrés d'une beauté peu commune, et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très piquante.
Et les lignes qui suivent nous font comprendre qu'elle était boulotte.
Les pages où Jean-Jacques nous raconte que madame de Warens lui propose de se donner à lui pour le sauver des périls de son age (il avait vingt-deux ans et elle trente-quatre) et qu'elle lui explique cela gravement et posément, et qu'elle lui laisse huit jours pour répondre, et qu'il accepte sans grand plaisir et surtout par reconnaissance, en continuant d'appeler sa ma?tresse ?maman?, et qu'il découvre un jour qu'il a le jardinier Claude Anet pour collaborateur, et qu'il l'admet sans résistance, et que madame de Warens les bénit tous deux, et que Jean-Jacques reste plein de respect pour Claude Anet; ces pages où il ne cesse de parler de vertu, ces pages qui semblent une caricature anticipée et violente de l'histoire, beaucoup plus convenable, de Sand entre Musset et Pagello, nous paraissent aujourd'hui d'un énorme comique. Et sans doute, dans tout cela, Rousseau n'est qu'à demi responsable (nous remarquons souvent chez lui une étrange passivité), et sans doute le récit de la vie aux Charmettes, où s'est formé son esprit, est d'une neuve et franche saveur; et je sais bien que Rousseau essaye à diverses reprises de gagner son pain; que, lorsqu'il a touché son petit patrimoine, il en fait part à son amie, et que, à son troisième ou quatrième retour, quand il trouve sa place prise par le perruquier, madame de Warens lui proposant ingénument un nouveau ménage à trois (?Elle me dit que je n'y perdrais rien?) il n'accepte pas ce partage; et je n'oublie pas enfin, que, quelques années après, quand la pauvre femme est totalement déchue, il lui envoie de Paris un peu d'argent: il n'en reste pas moins que le gar?on a vécu, à peu près dix ans, presque uniquement de madame de Warens, qu'il était trop son obligé pour pouvoir ni se refuser à elle, ni exiger au moins d'elle la fidélité; qu'ainsi son premier amour ne fut ni libre, ni fier, ni désintéressé, du moins dans les apparences;--et que cela eut, sur sa conception de l'amour, des conséquences que nous noterons dans ses ouvrages.
Enfin,--et pour achever l'énumération de tous les hommes qu'il porte en lui,--s'il y a chez Jean-Jacques un protestant né, il ne faut pas oublier qu'il y a aussi un catholique.
Il se convertit au catholicisme,--encore presque enfant, il est vrai,--pour obéir à la belle dame d'Annecy et pour sortir de la misère. Peut-être exagère-t-il après coup (mais je n'en sais rien) ses scrupules et ses hésitations au moment de quitter sa religion natale. Peut-être aussi, à propos de l'histoire de l'abominable Maure,--écrivant à trente-cinq ans de distance,--exagère-t-il, par un retour d'antipapisme, le cynisme de l'administrateur de l'hospice des Catéchumènes, et surtout l'étrange placidité de l'ecclésiastique qui se trouve là. Mais après tout je n'en sais rien. Ce qui m'étonne le plus, c'est que, une fois converti, on le mette dehors avec vingt francs dans la main et sans plus s'occuper de lui. Car quel intérêt avait le clergé à faire des convertis,
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