vie et dans ses livres, l'histoire d'une ame, d'une pauvre ame, une très lente mais très véritable évolution morale... Et je pouvais grouper, sous ces divers chefs, tout ce que m'aurait suggéré la lecture de Rousseau.--Le plus simple était d'ailleurs, à première vue, de présenter d'abord sa vie, puis ses ouvrages.
Mais j'ai vite senti que cette méthode usuelle, et qui convient à presque tous les écrivains, ne convient peut-être pas à Rousseau, parce que Rousseau n'est pas un écrivain comme un autre.
Les grands classiques sont pour nous tout entiers dans leurs oeuvres. Cette oeuvre étant toute objective, quand nous l'avons définie, nous avons tout dit sur eux; et la connaissance de leur vie, même agitée, n'ajouterait pour nous rien d'essentiel à la connaissance de leurs ouvrages. J'en dis autant des écrivains du XVIIIe siècle et des encyclopédistes eux-mêmes. La vie des Diderot, des d'Alembert, des Duclos est la vie commune aux gens de lettres de ce temps-là. La vie de Voltaire est amusante; mais, quand nous ne la conna?trions pas, son oeuvre n'en serait pas moins facile à comprendre et à juger. Quant à Montesquieu et à Buffon, leur biographie ne communique, pour ainsi parler, avec leurs livres que par les loisirs et la sérénité qu'assurait à leur pensée leur condition de gentilhommes riches...
Mais Rousseau est le plus ?subjectif? de tous les écrivains. C'est un homme qui n'a guère parlé que de lui, un homme qui a passé son temps à ?expliquer son caractère?. Tous ses ouvrages étaient déjà des sortes de confessions. Mais en outre, il a pris soin d'écrire lui-même ses Confessions expresses, et quelles confessions! Les plus sincères, je ne sais, mais à coup s?r les plus détaillées, les plus complaisantes, les plus impudentes sans doute, mais aussi les plus candides apparemment et peut-être les plus courageuses, et en tout cas les plus singulières et les plus passionnantes qui aient jamais été écrites.
Je crois donc qu'une étude sur Jean-Jacques pourrait être une biographie morale continue, où l'histoire de ses livres se mêlerait intimement à l'analyse de ses Confessions. Et c'est ce que j'essayerai de faire.
* * * * *
Je voudrais aujourd'hui suivre les Confessions de Jean-Jacques jusqu'à son dernier départ des Charmettes. Il avait alors vingt-neuf ans. Ce sont donc, proprement, ses ?années d'apprentissage?.
Que le plus beau livre de Rousseau ait été sa confession, c'est-à-dire le récit de sa vie la plus intime et la description de son ?moi? le plus secret, c'est déjà très curieux. Si le romantisme est, comme on l'affirme, l'étalage de l'individu dans la littérature, les Confessions de Jean-Jacques fondaient donc, du premier coup, le romantisme et en donnaient un modèle qui n'a pu être dépassé. Et, en outre, que Jean-Jacques ait eu l'idée d'écrire ce livre, et qu'il l'ait écrit comme il l'a fait, et qu'il se soit jugé lui-même intéressant à ce point pour les autres hommes, cela seul est une grande lueur sur son caractère, puisque c'est le plus fort témoignage de l'orgueil maladif et délirant qui en formait presque tout le fond. Les Confessions sont, dans leur essence même, un livre d'impudeur: ce livre est donc bien le père de la moitié de la littérature du siècle dernier.
Il commence ainsi: ?Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura jamais d'imitateur.? Et notez qu'il a raison. Rien de tel avant ni après lui. Je ne vous rappellerai pas le caractère religieux et même théologique des pudiques confessions de Saint-Augustin. Montaigne dans ses Essais, Retz dans ses Mémoires ne confessent que des faiblesses ou des fautes qui ont un certain air et qui ne déshonorent point. Mais Rousseau confesse, et sans les atténuer, des choses honteuses, des péchés, des péchés mortels. Et, comme il le prédisait, son entreprise n'a pas eu d'imitateurs. Car sans doute, après lui, la bonde est ouverte à ce genre immodeste des ?confessions?: mais ni Chateaubriand dans les Mémoires d'outre-tombe, ni Lamartine dans les Confidences, ni George Sand dans l'Histoire de ma vie, ni Renan dans les Souvenirs d'enfance et de jeunesse n'auront le courage de nous confesser des secrets honteux ou simplement ridicules, (et si vous en concluez que la matière leur en a fait défaut, c'est donc que vous avez de très bonnes ames).
C'est pourquoi je comprends l'exaltation de cette première page, et cette invocation à Dieu qui se termine ainsi:
être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son coeur au pied de ton tr?ne avec la même sincérité: et puis qu'un seul te dise s'il l'ose: je fus meilleur que cet homme-là.
Qu'est-ce à dire? Ce cri veut nous étonner et sent son charlatan. Mais songez d'où venait Rousseau, où il avait vécu, à qui il se
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