Jacques | Page 9

George Sand
deuil de veuve. La famille de mon mari a d'assez bons procédés envers moi, et pourtant ce n'est pas une très-aimable famille. J'ai agi avec prudence envers elle. La raison, ma chère Fernande! la raison! avec cela on fait sa vie soi-même, et on la fait libre et calme, sinon brillante.
Ton amie, CLéMENCE DE LUXEUIL.

V.
DE FERNANDE A CLEMENCE.
L'amitié est bien bonne, mais la raison est bien triste ma chère Clémence; ta lettre m'a donné un véritable accès de spleen. Je l'ai relue plusieurs fois et toujours avec une nouvelle mélancolie. Elle m'a mise en méfiance contre ma mère, contre Jacques, contre moi, contre toi-même. Oui, j'avoue que je t'en ai un peu voulu de me désenchanter si durement de mon bonheur. Tu as raison pourtant, et je sens bien que tu es ma véritable amie c'est à toi que je demande les conseils et l'appui que je n'ose réclamer de ma mère. Je persiste à croire que tu penses trop mal d'elle, mais je suis forcée de voir que son coeur est très-froid pour moi, et qu'elle ne cherche dans mon mariage que les avantages de la fortune.
Après tout, ce mariage ne l'enrichira pas; elle a projet de vivre au Tilly, et de me laisser partir pour le Dauphiné avec mon mari; ainsi elle n'a aucun intérêt personnel dans cette affaire. Elle croit que l'argent est le premier des biens, et tous ses efforts tendent, non à l'acquérir, mais à me le procurer. Puis-je lui faire un crime de s'occuper de mon bonheur à sa manière et selon ses idées?
Quant à moi, je me suis examinée sévèrement, et je t'assure que la vanité ne m'influence en rien. J'avais tellement peur de m'aveugler à cet égard, que, ce matin, après avoir relu ta lettre, j'ai eu envie de quereller un peu Jacques, afin d'éprouver mon amour et le sien. J'ai attendu que ma mère nous e?t laissés seuls au piano comme elle fait toujours après le déjeuner. Alors j'ai cessé de chanter pour lui dire brusquement: ?Savez-vous, Jacques, que je suis bien jeune pour vous?--J'y ai pensé, m'a-t-il dit avec la figure tranquille qu'il a toujours Est-ce que vous n'y aviez pas pensé encore?--C'e?t été difficile, lui ai-je répondu, je ne savais pas votre age---En vérité!? s'est-il écrié, et il est devenu plus pale que de coutume. J'ai senti que je lui faisais de la peine, et je me suis repentie tout de suite. Il a ajouté: ?J'aurais d? prévoir que votre mère ne vous le dirait pas; et pourtant je l'avais chargée de vous faire songer à la différence de nos ages. Elle m'a dit l'avoir fait; elle m'a dit que vous étiez bien aise de trouver en moi un père en même temps qu'un amant.--Un père! ai-je répondu; non, Jacques, je n'ai pas dit cela.? Jacques a souri, et, me baisant au front, il s'est écrié: ?Tu es franche comme une sauvage; je t'aime à la folie, tu seras ma fille chérie; mais si tu crains qu'en devenant ton père, je ne devienne ton ma?tre, je ne t'appellerai ma fille que dans le secret de mon coeur. Cependant, a-t-il dit un instant après en se levant, il est possible que je sois trop vieux pour toi. Si tu le trouves, je le suis en effet.--Non, Jacques! non! ai-je répondu vivement en me levant aussi.--Ne t'abuse pas, a-t-il repris, j'ai trente-cinq ans, dix-huit belles années de plus que toi. Est-ce que vous ne vous ne vous en étiez jamais aper?ue? Est-ce que cela ne se lit pas sur mon visage?--Non; la première fois que je vous ai vu, j'ai cru que vous aviez vingt-cinq ans, et depuis, je vous en ai toujours donné trente.--Vous ne n'avez donc jamais regardé, Fernande? Regardez-moi bien, je le veux; je détournerai les yeux pour ne pas vous intimider.? Il m'a attirée vers lui et a détourné les yeux en effet. Alors je l'ai examiné avec attention, et j'ai découvert qu'il y avait au-dessous des paupières et au coin de la bouche quelques rides imperceptibles, et sur ses tempes quelques cheveux blancs mêlés à une forêt de cheveux noirs; c'est là tout. ?Voilà toute la différence d'un homme de trente-cinq ans à un homme de trente!? me suis-je dit; et je me suis mise à rire de cette idée qu'il avait de se faire regarder. ?Je vais vous dire la vérité, lui ai-je dit: votre figure, telle qu'elle est, me pla?t beaucoup mieux que la mienne; mais je crains que cette différence d'age ne se fasse sentir dans votre caractère.? Alors j'ai taché de lui exposer tous les doutes que renferme ta lettre, comme s'ils venaient du moi. Il m'a écoutée avec beaucoup d'attention et avec une sérénité de visage qui m'avait déjà rassurée avant qu'il me parlat. Quand j'ai eu tout dit, il m'a
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