Jacques | Page 6

George Sand
il parait très indifférent à ces choses-là, et il ne s'est pas seulement aper?u de l'effet que faisait sur moi et sur plusieurs des personnes présentes la découverte de ses trente-cinq ans.
Moi qui le trouvais déjà un peu vieux pour moi en lui en attribuant trente! J'ai beau faire, Clémence, je t'avoue que je suis contrariée de cette différence d'age entre nous; il me semble à présent que Jacques est beaucoup moins mon camarade et mon ami que je ne l'imaginais; il se rapproche plut?t de l'age d'un père; et, au fait, il pourrait être le mien, il a dix-huit ans de plus que moi! Cela me fait un peu de peur, et modifie peut-être l'affection que j'avais pour lui. Autant que je puis exprimer ce qui se passe en moi, je crois que ma confiance et mon estime augmentent, tandis que mon enthousiasme et mon orgueil diminuent; enfin, je suis beaucoup moins joyeuse ce soir que je ne l'étais ce matin, voilà ce que je ne saurais me dissimuler. Ta lettre me revient toujours à l'esprit, et je pense à cet homme vieux et froid que tu as cru voir en lui. Cependant, Clémence, si tu voyais comme Jacques est beau, comme il a une tournure élégante et jeune, comme il a les manières douces et franches, le regard affectueux, la voix harmonieuse et fra?che! tu en serais, je parie, amoureuse aussi. J'ai été frappée et séduite par toutes ces choses-là dès le premier moment, et chaque jour j'ai été plus touchée de ces manières, de ce regard et du son de cette voix; mais il est bien vrai que je n'ai pas encore eu la hardiesse et le sang-froid de l'examiner. Quand il arrive, je le regarde avec joie en lui disant bonjour, et, dans ce moment-là, il a dix-sept ans comme moi; mais ensuite je n'ose plus guère fixer les yeux sur lui, car les siens sont toujours sur moi. A tout ce qui pourrait faire na?tre sur ses traits une expression nouvelle, je m'aper?ois que c'est moi qui suis observée, et il ne m'est pas possible d'observer à mon tour. A quoi bon l'observerais-je, d'ailleurs? que verrais-je en lui qui ne me pl?t pas? et qu'aurais-je l'habileté de deviner s'il se donnait la moindre peine pour se rendre impénétrable? Je suis si jeune! et lui... il doit avoir tant d'expérience!... Quand il m'a observée ainsi, et que je lève sur lui un regard timide, comme pour recevoir mon arrêt, je trouve sur sa figure tant d'affection, de contentement, une sorte d'approbation muette si délicate et si douce, que je me rassure et me sens heureuse. Je vois que tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que je pense, pla?t à Jacques, et qu'au lieu d'un censeur sévère j'ai en lui un être sympathique, un ami indulgent, peut-être un amant aveugle!
Ah! tiens, j'ai tort de gater mon bonheur et d'affaiblir mon amour par ces petites recherches. Que m'importent quelques années de plus ou de moins? Jacques est beau, excellent, vertueux, estimé et admiré de tous ceux qui le connaissent, et il m'aime, je suis s?re de cela; que puis-je demander de plus?

IV.
DE CLéMENCE A FERNANDE.
De l'Abbaye-aux-Bois. Paris, le...
Je re?ois tes deux lettres à la fois: deux plaisirs en même temps! Ce serait presque trop, ma chère Fernande, si ces plaisirs n'étaient un peu inquiétés et troublés par toutes les incertitudes que me cause ta situation. Tu me demandes des conseils sur l'affaire la plus importante et la plus délicate de la vie; tu me demandes des éclaircissements sur des choses que je ne sais pas, sur des personnes que je ne connais pas, sur des faits que je n ai pas vus; comment veux-tu que je réponde? Je ne puis que tirer, des indices que tu me donnes, quelque jugement incertain, expectatif, que tu feras très-bien d'examiner longtemps, et de soumettre à de nouvelles recherches avant de l'adopter.
Je ne connais pas M. Jacques; je ne puis donc savoir à quel point lu peux passer par-dessus les immenses inconvénients de cette différence d'age; mais je puis et je dois te les signaler d'une manière générale. C'est à toi de les rejeter si tu es s?re qu'il n'y ait pas lieu à en faire l'application.
On prétend que les hommes commencent la vie sociale plus tard que les femmes, et qu'ils sont plus jeunes de raisonnement et d'expérience à trente ans que les femmes à vingt; je crois que cela est faux. Un homme est obligé de se faire un état ou de se chercher une position sociale au sortir du collège; une jeune personne, au sortir du couvent, trouve sa position toute faite, soit qu'on la marie, soit que ses parents la tiennent pour quelques années encore auprès d'eux. Travailler à l'aiguille, s'occuper des
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