Jacques | Page 4

George Sand
gants de chamois jaune paille, et d'un air si aisé qu'il semblait n'avoir pas fait autre chose de sa vie. ?Un autre que moi, me dit-il chemin faisant, trouverait certainement ici l'occasion de vous faire de magnifiques compliments, louerait en prose et en vers votre charité, votre sensibilité, votre modestie; moi, je ne vous dis rien de cela, Fernande, parce que je ne suis pas étonné de vous voir pratiquer les vertus que vous avez. Manquer de douceur et de miséricorde serait horrible en vous; alors votre beauté, votre air de candeur, seraient des mensonges détestables de la nature. En vous voyant, je vous ai jugée sincère, juste et sainte; je n'avais pas besoin de vous rencontrer sur le chemin d'une chaumière pour savoir que je ne m'étais pas trompé. Je ne vous dirai donc pas que vous êtes un ange à cause de cela, mais je vous dis que vous faites ces choses-là parce que vous êtes un ange.?
Je te demande pardon de te rapporter cette conversation; tu penseras peut-être qu'il y a un peu de vanité à te redire les douceurs que me conte M. Jacques. Et au fait, ma bonne Clémence, je crois bien qu'il y en a en effet. Je suis toute glorieuse de son amour; moque-toi de moi, cela n'y changera rien.
Mais n'ai-je pas raison de te rapporter tous ces détails, puisque tu veux conna?tre toutes les particularités de mon amour et tout le caractère de mon fiancé? Tu ne me gronderas pas cette fois pour avoir été trop laconique. Je continue.
Nous arrivons donc chez la mère Marguerite. La bonne femme fut tout étonnée de se voir apporter la soupe par un beau monsieur en gants jaunes. La voilà qui me fait ses bavardages accoutumés, qui me demande au nez de Jacques si c'est là mon mari, qui fait toute sorte de voeux pour moi, qui me raconte ses maux, qui me parle surtout de son loyer qu'elle est forcée de payer, et qui me regarde d'un air piteux, comme pour me dire que je devrais bien lui apporter quelque chose de mieux que la soupe. Moi, je n'ai pas d'argent; ma mère n'en a guère et ne m'en donne pas du tout. J'étais triste comme je le suis souvent de ne pouvoir soulager que la centième partie des maux que je vois. Jacques avait l'air de ne pas entendre un mot de tout cela. Il avait trouvé sur une planche une vieille bible mangée des rats, et il semblait la lire avec attention; tout à coup, pendant que Marguerite parlait encore, je sens tomber doucement dans la poche de mon tablier quelque chose de lourd; j'y porte la main, j'y trouve une bourse; je ne fis semblant de rien, et je donnai à la vieille la petite somme dont elle avait besoin.
Tout allait bien: Jacques avait l'air doux et tranquille; mais voilà qu'en sortant j'eus la mauvaise idée de dire tout bas à Marguerite que le présent venait de Jacques. Alors elle se mit à lui adresser ses remerciements et ces bénédictions du pauvre qui sont vraiment un peu prolixes, un peu niaises, mais qu'il faut, ce me semble, accepter, puisque c'est la seule manière dont le pauvre puisse s'acquitter. Eh bien, sais-tu ce que fit Jacques? Il fron?a deux ou trois fois le sourcil d'un air d'impatience, et finit par interrompre la litanie de la vieille en lui disant d'un ton dur et impérieux: ?C'est bon; en voilà assez!? La pauvre femme resta interdite et humiliée. Moi, je me sentis un peu d'humeur contre Jacques. Quand nous f?mes à quelques pas de la maisonnette, je lui en fis des reproches. Il sourit, et, au lieu de se justifier, il me dit en me prenant par la main: ?Fernande, vous êtes une bonne enfant, et moi je suis un vieux homme; vous avez raison d'aimer les épanchements de la reconnaissance que vous inspirez, c'est un plaisir innocent qui vous engage à persévérer. Pour moi, je ne puis plus m'amuser de ces choses-là, et elles me causent au contraire un ennui intolérable.--Je suis disposée, lui dis-je, à croire que vous avez raison en tout ce que vous faites, et je croirai volontiers que c'est moi qui ai tort; mais expliquez-vous: faites que je vous connaisse bien, Jacques, et que je n'aie jamais l'idée de vous blamer, quelque chose qui arrive.? Il sourit encore, mais d'un air triste, et, loin de m'accorder l'explication que je lui demandais, il se borna à me répéter: ?Je vous ai dit, ma chère enfant, que vous aviez raison, et que je vous aimais ainsi.? Ce fut tout. Il me parla d'autre chose, et, malgré moi, je restai triste et inquiète tout ce jour-là.
Voilà comme il est souvent; il y a en lui des choses qui m'effraient, parce que je ne
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