l'esprit de hautes et graves pensées.
La pièce sert à la fois de cuisine, salle à manger, de travail, de réception et de chambre à coucher. On y sent circuler cet air patriarcal si rare aujourd'hui et qu'il fait si bon respirer.
En épousant Catherine Desgranches, en 1519, Jacques Cartier avait fait meubler, à l'étage supérieur, un dans un go?t plus moderne et plus en harmonie avec sa fortune. Il l'avait même habité du vivant de ses père et mère; mais, après le décès de ceux-ci, il était revenu s'installer dans la salle où avaient vécu et étaient morts ses ancêtres. Il espérait bien, lui aussi, y rendre l'ame à son créateur, si la mer, sa perfide ma?tresse, lui en laissait le choix.
Huit heures venaient de sonner au beffroi du chateau.
Cartier, sa famille et quelques h?tes étaient groupés près du feu.
Assis dans une chaire en jonc, dans le coin de droite, sous le manteau de la cheminée, notre marin causait avec un brillant seigneur placé près de lui, sur un siège aussi primitif.
Ce seigneur était Charles de Mouy, sieur de la Meilleraye, vice-amiral de France.
Vis avis de Cartier, dans l'autre angle de la cheminée, on remarquait sa femme, Catherine Desgranches, qui achevait de tricoter un long bas de laine, mais dont les yeux rougis, les paupières gonflées par les larmes, annon?aient que, si ses doigts besognaient agilement, son imagination était absorbée par des réflexions bien étrangères à son modeste travail.
Près d'elle se tenaient Antoine Desgranches, son frère; Marc Jalobert, son beau-frère, et Me Julien Lesieu, notaire royal de la cour de Rennes. Derrière eux, la nourrice de dame Catherine, la mère Manon, filait à la quenouille, en marmottant des paten?tres; le timonier de Jacques Cartier, Jean Morbihan, raccommodait une paire de bottes de pêche; un domestique, Charles Guyot, faisait des filets; puis un gourmette [7], le jeune Lucas, dit Saute-en-l'Air, fourbissait, en baillant, le poignard de son ma?tre. Enfin, à un bout de la pièce, devant une petite lampe, aux lueurs fuligineuses, s'agitait une servante, en train de ranger de la vaisselle sur une étagère.
[Note 7: On dit mousse aujourd'hui: mais cette dénomination, qui semble venir du hollandais, ne fut pas adoptée chez nous avant le milieu du dix-septième siècle.]
Tous ces personnages, avec leurs physionomies et leurs costumes si caractéristiques, tous ces objets, diversement frappés par des jets vagabonds de lumière et d'ombre, enraient un spectacle saisissant, que dominait la belle et male figure de Jacques Cartier, ressortant comme dans une auréole aux rayonnements du foyer.
Il touchait à sa quarantième année. C'était un homme dans toute la force de la maturité, d'une stature moyenne et bien prise, nerveuse, vigoureusement constituée. Son visage était expressif, très-accentué, et la teinte brune que le haie de la mer y avait empreinte ajoutait encore à l'énergie de ses traits secs, même anguleux. Il avait le regard profond, un peu dur, les sourcils rapprochés, les joues maigres, presque creuses; le nez long, recourbé comme le bec d'un oiseau de proie, la lèvre inférieure légèrement proéminente ainsi que le menton. Il portait toute sa barbe, roussatre et clair-semée. Le haut de sa tête, couronné par un front spacieux, sillonné de quelques rides, annon?ait la promptitude, la vigueur des résolutions, l'opiniatreté, l'ambition. Pleine de bonté, la partie inférieure ne manquait pas d'une certaine sensualité rabelaisienne; mais l'ensemble disait hautement la hardiesse des conceptions jointe à une fermeté d'exécution inébranlable.
Pour vêtement, il avait un feutre noir, à bords étroits et relevés à la mode du temps; un pourpoint de drap marron, serré à la taille par une ceinture de cuir, des braies de même étoffe, également galonnées, et des bottes molles, à retroussis. De son pourpoint entr'ouvert, s'échappait, en bouillonnant autour du cou, une fraise de fine dentelle, et sur sa poitrine pendait une petite arbalète d'argent, insigne de son grade de pilote hauturier.
--Oui, messire, par ma Catherine, si le vent vire cette nuit, nous appareillerons dès demain matin, disait Jacques en s'adressant à Charles de Mouy.
--Et il virera le vent, j'en suis s?r, moi; da oui; je sens ?a à mes rhumatismes, marmotta le vieux Jean Morbihan.
--Tout est donc prêt? demanda le vice-amiral.
--Tout, messire, tout! Ah! j'attends depuis assez longtemps cette occasion d'élever mon pays au rang qu'il mérite dans l'histoire des découvertes modernes, répondit Jacques avec un enthousiasme qui fit soupirer sa femme. Oh! continua-t-il, en portant la main à son front, j'ai lutté, lutté depuis quinze ans! Il m'a fallu essuyer bien des déboires, bien des rebuffades. Enfin, grace en soit rendue à votre généreuse initiative, messire, grace aussi à la bonté de monseigneur Philippe Chabot, grand amiral de France, je possède aujourd'hui les lettres patentes qui m'autorisent à ?voyager et aller aux Terres-Neuves, passer le détroit de la baie des Chateaux, avec deux navires équipés de soixante compagnons pour l'an présent.?
--Et par Neptune, je n'en suis
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