Nous,
royalement assis au coeur de l'église dans des chaires sculptées, nous
regardions onduler ces profondes masses chorales, à coup sûr
composées de Trônes, Principautés, Vertus et Dominations, d'où la
parole divine allait jaillir avec une irrésistible puissance.
Les soli entendus le matin, et sur lesquels je n'ai pas à revenir, nous
avaient mis en appétit de musique: mais la faim la plus vorace
trouverait de quoi s'apaiser dans les choeurs _d'Israël en Égypte_,
substantiels en diable, et où il y a, certes, à boire et à manger. On nous
joua, pour nous mettre en goût, le début d'un magnifique concerto
d'orgue (en sol mineur). Hændel, lorsqu'il dirigeait ses oratorios, tenait
l'orgue; et, entre leurs diverses parties, il jouait des concertos avec
accompagnement d'orchestre. Il en existe, je crois, dix-huit, qui sont de
la plus grande beauté. Un personnage nommé Fétis a commis
l'inqualifiable ânerie (je prends ce mot dans le sens, généralement usité,
de grossière sottise, mais j'en demande bien pardon à l'humble et douce
bête qui fut, au jour des Rameaux, la monture de Notre-Seigneur), cet
homme, dis-je, a commis l'ânerie monstrueuse de déclarer que ces
concertos n'étaient point dans le grand style de l'orgue. La vérité est
qu'ils renferment des allegros, gavottes et bourrées qui sont d'une joie
titanique; et les cuistres tels que Fétis ne comprennent guère que l'on
puisse être grand si l'on n'est pas funèbrement grave. C'est le contraire
qui serait plutôt vrai. Hændel, parce qu'il était robuste et grand, avait en
lui une profonde source de joie. Il a des inventions ineffablement
comiques; mais ce comique-là dériderait le Jérémie de la Chapelle
Sixtine. Même, au rythme de ses gigantesques bourrées, on verrait
tourner et bondir ensemble tous les prophètes et toutes les sibylles.
Vous me comprendrez, Baille, vous qui écrasez les claviers de l'orgue
avec tant de joie, et que les rabelaisiennes gaietés de Bach et de Hændel
font rire jusqu'aux oreilles, ô vieux satyre de Michel-Ange!
Du reste, le largo qu'on nous exécuta était d'un tout autre caractère:
solennel dans le début, où retentissent les trilles mordants du hautbois
et où s'élance comme une fusée la gamme ascendante de tout l'orchestre;
d'une angélique suavité dans la réponse de l'orgue; implacablement
rythmé dans cette descente des instruments à cordes que les archets
raclent alors avec une si brutale franchise; et, parmi ces inspirations
diverses qui reparaissent tour à tour, plein d'une mystérieuse rêverie. Il
est singulier que la musique puisse nous émouvoir autant sans que nous
sachions le moins du monde de quoi elle nous entretient.
Le choeur se leva, et, après un court récit du ténor, il entonna une
lamentation inouïe, qui est peut-être ce qu'il y a de plus sublime dans
l'ouvrage entier. Elle fait penser au double choeur qui ouvre la grande
Passion de Bach, et qui me semble dépasser tout ce qui a été fait dans
la musique. La supériorité demeure à Bach, au double point de vue de
l'architecture, vertigineuse dans le portail de la Passion, et aussi de la
profondeur des sentiments; mais la supériorité de Bach n'est certes pas
écrasante, et peut-être fallait-il autant de génie--un génie tout autre,
mais aussi rare--pour écrire le choeur d'entrée d'_Israël en Égypte_.
L'inspiration, comme le sujet l'exige, est ici moins universelle; mais si
ce n'est pas l'humanité entière qui est appelée au salut, c'est tout un
peuple dont le coeur éclate en sanglots et qui fait monter vers son Dieu
le cri d'une douleur immense. Il n'y a rien de plus grand.
«Et les enfants d'Israël gémissaient à cause de leur servitude.» Parmi
les huit voix du choeur, seuls, les contralti du premier groupe font
entendre cette plainte lente et grave, d'une indicible tristesse. Un motif
plus rapide, qui bientôt sera reproduit par les voix, se dessine à
l'orchestre et toutes les femmes, à l'unisson, chantent sur une mélopée
d'où la note sensible est exclue et qui a une âpre saveur de plain-chant:
«Et leur cri monta jusqu'à Dieu!» Personne ne s'aviserait de songer à
l'époque où cette musique fut écrite: Israël se lamente, et Dieu écoute.
Sur le thème plus vif qui a été exposé à l'orchestre les voix claires,
soprani et ténors, disent la dureté des fils de Cham et la cruelle
servitude d'Israël: «Ils les accablèrent de corvées; ils les firent peiner
durement.» Les contralti prennent le même motif et, tandis que toutes
ces voix se mêlent dans un puissant tumulte dominé par les soprani qui
s'élèvent aux régions aiguës, les basses, jusque-là silencieuses,
reprennent avec lenteur la sauvage introduction: «Et leur cri monta
jusqu'à Dieu...»
L'exposé que je viens de faire peut donner une faible idée de l'art avec
lequel le maître se servait des voix. On répète à satiété que Hændel est
fort simple; et ce haut éloge, dans la bouche de quelques-uns, devient
une critique.
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