l'impression en est si puissante qu'elle devient presque douloureuse. Le choeur chante: ?Il fit descendre d'épaisses ténèbres sur tout le pays; mais des ténèbres que l'on aurait pu saisir.? Cela s'assombrit de plus en plus; les harmonies deviennent lugubres; les bémols se multiplient jusqu'à former des grappes sur la portée. Trois jours ainsi: on ne se voit pas les uns les autres, et personne ne se lève de sa place. Les voix du choeur se séparent; elles semblent s'interroger et se répondre, toujours très lentement, sans éclat, sans une lueur d'espérance. C'est un récitatif dialogué, des confidences échangées dans les ténèbres par des voix d'une surhumaine puissance, mais qui ont peur de s'entendre. L'orchestre fait de longues tenues; et le choeur finit par des murmures si faibles qu'on ne les distingue plus du silence.
A peine les ténèbres furent-elles dissipées que Pharaon reprit sa parole une fois encore, et ne voulut point laisser partir Isra?l. Alors l'éternel frappa un coup décisif. Ce n'est point, comme le disent certaines traductions de la Bible, un ange exterminateur, c'est une manifestation de Dieu lui-même qui accomplit l'acte de sommaire justice. Les Hébreux, après avoir mangé dans leurs familles l'agneau que l'on appela depuis l'agneau pascal (c'est-à-dire: du passage), dormaient ou songeaient au lendemain, qui devait être le jour de l'Exode. Ils avaient trempé une branche d'hysope dans le sang des bêtes et aspergé l'entrée de leurs demeures avec ce sang. Ils avaient rougi le linteau et les deux poteaux. L'éternel Dieu passa devant les portes ainsi marquées sans toucher personne; mais, dans chaque maison égyptienne, il frappa le fils a?né; il les extermina tous, depuis le premier-né de Pharaon jusqu'au premier-né du détenu au cachot. C'est ce que le choeur rappelle dans un chant farouche: ?Il frappa les premiers-nés d'égypte, la fleur de leur force.? La phrase initiale fit passer devant mes yeux Jéhova: il accomplissait l'oeuvre terrible avec son épée de lumière. Le choeur se précipita; je fus entra?né par ce mineur féroce. H?ndel a employé ici encore, mais sans y mêler une vocalise, les syllabes hachées, dites simultanément par toutes les voix, et entrecoupées de brefs silences. Le début d'un choeur de Samson et Dalila, un des meilleurs ouvrages de M. Saint-Sa?ns, est visiblement inspiré par le sujet du choeur dont je parle. M. Saint-Sa?ns conna?t ses ma?tres à fond. Cela n'empêche pas qu'il s'est complu à énumérer les raisons, en général détestables, pour lesquelles il est impossible ou superflu de monter en France les oratorios de Bach et de H?ndel.
Certes, le ma?tre a su introduire la plus vivante diversité dans un sujet qui pouvait sembler monotone: l'écrasement de l'égypte. Mais voici qu'une toute nouvelle inspiration, heureuse et tendre, vient traverser une oeuvre de colère. Jéhova se tourne vers son peuple; il va l'emporter dans ses bras, comme un père emporte son enfant. Il n'y a point ici d'exagération; nous ne respirons pas, avant l'heure, l'atmosphère de l'évangile. Mais les images pastorales, si fréquentes dans la Bible pour exprimer les rapports de Dieu avec son peuple, ont été rajeunies merveilleusement par H?ndel. Après un exorde où éclate la joie, il se fait un grand apaisement. Les contralti chantent une phrase toute mélodieuse dans sa na?veté pastorale. ?Il les conduisit comme un troupeau.? Elle se termine par une tenue très longue; en même temps les violons la reprennent dans le registre aigu. Les fl?tes montent encore une tierce plus haut, et le motif se dessine avec une grace exquise. Les soprani l'attaquent à leur tour; puis ce sont les voix d'hommes; et toujours la caressante mélodie se déroule au-dessus d'une pédale soutenue longtemps par les voix. Rien n'est beau comme ce doux et long murmure. Ce qu'on imagine en l'écoutant, c'est le calme profond des nuits étincelantes d'étoiles tandis que les troupeaux sommeillent; c'est le vaste silence des plaines, de ces frais paturages de Saron qui furent, de temps immémorial, une reposée pour les boeufs. Je regrette que le choeur ait été pris dans un mouvement trop vif, qui ne permettait pas aux voix de s'étendre comme je l'aurais voulu. C'est, à vrai dire, la seule critique que j'oserai faire. Si je disais que l'exécution de l'ouvrage entier fut irréprochable, je n'adresserais pas à M. Volkland et à ses choeurs l'éloge auquel ils ont droit. Tout fut chanté non seulement avec une justesse et une précision rares, mais aussi avec une foi, un élan, une vaillance dignes de l'oeuvre héro?que de H?ndel.
Le choeur interrompt brusquement sa suave et pastorale rêverie. ?Mais quant à son peuple...? et ici commence un thème fugué,--car il ne saurait y avoir de vraie joie sans un peu de fugue, ou des imitations subtiles, ou quelque petit canon bien nourri. ?Il les emmena chargés d'or et d'argent.? Chose imprévue et pourtant bien naturelle, ces paroles sont dites avec une
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