Isabelle | Page 7

André Gide
petite armoire et en sortit la fameuse Bible de Bossuet, sur laquelle l'Aigle de Meaux avait inscrit, en regard des versets pris pour textes, les dates des sermons qu'ils avaient inspir��s. Je m'��tonnai qu'Albert Desnos n'e?t pas tir�� parti de ces indications dans ses travaux; mais ce livre n'��tait tomb�� que depuis peu entre les mains de M. Floche.
--J'ai bien entrepris, continua-t-il, un m��moire �� son sujet; et je me f��licite aujourd'hui de n'en avoir encore donn�� connaissance �� personne, puisqu'il pourra servir �� votre th��se en toute nouveaut��!
Je me d��fendis de nouveau:
--Tout le m��rite de ma th��se, c'est votre obligeance que je le devrai. Au moins en accepterez-vous la d��dicace, Monsieur Floche, comme une faible marque de ma reconnaissance?
Il sourit un peu tristement:
--Quand on est si pr��s de quitter la terre, on sourit volontiers �� tout ce qui promet quelque survie.
Je crus mals��ant de surench��rir �� mon tour.
--A pr��sent, reprit-il, vous allez prendre possession de la biblioth��que, et vous ne vous souviendrez de ma pr��sence que si vous avez quelque renseignement �� me demander. Emportez les papiers qu'il vous faut ... Au revoir!... et comme en descendant les trois marches, je retournais vers lui mon sourire, il agita sa main devant ses yeux: --A tant?t!--
J'emportai dans la grande pi��ce les quelques papiers qui devaient faire l'objet de mon premier travail. Sans m'��carter de la table devant laquelle j'��tais assis, je pouvais distinguer Monsieur Floche dans sa portioncule: il s'agita quelques instants; ouvrant et refermant des tiroirs, sortant des papiers, les rentrant, faisant mine d'homme affair�� ... Je soup?onnais en v��rit�� qu'il ��tait fort troubl��, sinon g��n�� par ma pr��sence et que, dans cette vie si rang��e le moindre ��branlement risquait de compromettre l'��quilibre de la pens��e. Enfin il s'installa, plongea jusqu'�� mi-jambes dans la chanceli��re, ne bougea plus ...
De mon c?t�� je feignais de m'absorber dans mon travail; mais j'avais grand'peine �� tenir en laisse ma pens��e; et je n'y tachais m��me pas; elle tournait autour de la Quartfourche, ma pens��e, comme autour d'un donjon dont il faut d��couvrir l'entr��e. Que je fusse subtil, c'est ce dont il m'importait de me convaincre. Romancier, mon ami, me disais-je, nous allons donc te voir �� l'oeuvre. D��crire! Ah, fi! ce n'est pas de cela qu'il s'agit, mais bien de d��couvrir la r��alit�� sous l'aspect ... En ce court laps de temps qu'il t'est permis de s��journer �� la Quartfourche, si tu laisses passer un geste, un tic sans t'en pouvoir donner bient?t l'explication psychologique, historique et compl��te, c'est que tu ne sais pas ton m��tier.
Alors je reportais mes yeux sur Monsieur Floche; il s'offrait �� moi de profil; je voyais un grand nez mou, inexpressif, des sourcils buissonnants, un menton ras sans cesse en mouvement comme pour macher une chique ... et je pensais que rien ne rend plus imp��n��trable un visage que le masque de la bont��.
La cloche du second d��jeuner me surprit au milieu de ces r��flexions.

III
C'est �� ce d��jeuner que, sans pr��caution oratoire, brusquement, Monsieur Floche m'amena en pr��sence du m��nage Saint-Aur��ol. L'abb�� du moins, la veille au soir, aurait bien pu m'avertir. Je me souviens d'avoir ��prouv�� la m��me stupeur, jadis, quand, pour la premi��re fois, au Jardin des Plantes, je fis connaissance avec le phoenicopterus antiquorum ou flamant �� spatule (1). Du baron ou de la baronne je n'aurais su dire lequel ��tait le plus baroque; ils formaient un couple parfait; tout comme les deux Floche, du reste: au Mus��um on les e?t mis sous vitrine l'un contre l'autre sans h��siter; pr��s des "esp��ces disparues". J'��prouvai devant eux d'abord cette sorte d'admiration confuse qui, devant les oeuvres d'art accompli ou devant les merveilles de la Nature, nous laisse, aux premiers instants, stupides et incapables d'analyse. Ce n'est que lentement que je parvins �� d��composer mon impression ...
(1) G��rard fait erreur: le phoenicopterus antiquorum n'a pas le bec en spatule.
Le baron Narcisse de Saint-Aur��ol portait culottes courtes, souliers �� boucle tr��s apparente, cravate de mousseline et jabot. Une pomme d'Adam, aussi pro��minente que le menton, sortait de l'��chancrure du col et se dissimulait de son mieux sous un bouillon de mousseline; le menton, au moindre mouvement de la machoire faisait un extraordinaire effort pour rejoindre le nez qui, de son c?t��, y mettait de la complaisance. Un oeil restait herm��tiquement clos; l'autre, vers qui remontait le coin de la l��vre et tendaient tous les plis du visage, brillait clair, embusqu�� derri��re la pommette et semblait dire: Attention! je suis seul, mais rien ne m'��chappe.
Madame de Saint-Aur��ol disparaissait toute dans un flot de fausses dentelles. Tapies au fond des manches frissonnantes, tremblaient ses longues mains, charg��es d'��normes bagues. Une sorte de capote en taffetas noir doubl�� de lambeaux de dentelles blanches enveloppait tout le visage; sous le menton se nouaient deux brides de taffetas, blanchies par la poudre
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