Isabelle | Page 8

André Gide
que le visage effroyablement fardé laissait choir. Quand je fus entré, elle se campa devant moi de profil, rejeta la tête en arrière, et, d'une voix de tête assez forte et non infléchie:
--Il y eut un temps, ma soeur, où l'on témoignait au nom de Saint-Auréol plus d'égards ...
A qui en avait-elle? Sans doute tenait-elle à me faire sentir, et à faire sentir à sa soeur, que je n'étais pas ici chez les Floche; car elle continua, inclinant la tête de c?té, minaudière: et levant vers moi sa main droite:
--Le baron et moi, nous sommes heureux, Monsieur, de vous recevoir à notre table.
Je donnai de la lèvre contre une bague, et me relevai du baise-main en rougissant, car ma position entre les Saint-Auréol et les Floche s'annon?ait gênante. Mais Madame Floche ne semblait avoir prêté aucune attention à la sortie de sa soeur. Quant au baron, sa réalité me paraissait problématique, bien qu'il f?t avec moi l'aimable et le sucré. Durant tout mon séjour à la Quartfourche, on ne put le persuader de m'appeler autrement que Monsieur de Las Cases; ce qui lui permettait d'affirmer qu'il avait beaucoup vu mes parents aux Tuileries ... un mien oncle principalement qui faisait avec lui son piquet:
--Ah! C'était un original! Chaque fois qu'il abattait tout, il criait très fort: Domino!...
Les propos du baron étaient à peu près tous de cette envergure. A table il n'y avait presque que lui qui parlat; puis, sit?t après le repas, il s'enfermait dans un silence de momie.
Au moment que nous quittions la salle à manger, Madame Floche s'approcha de moi, et, à voix basse:
--Peut-être, Monsieur Lacase sera-t-il assez aimable pour m'accorder un petit entretien?--Entretien qu'elle ne voulait pas, apparemment, qu'on entendit, car elle commen?a par m'entra?ner du c?té du jardin potager, en disant très haut qu'elle voulait me montrer les espaliers.
--C'est au sujet de mon petit-neveu, commen?a-t-elle dès qu'elle fut assurée que l'on ne pouvait nous entendre ... Je ne voudrais pas vous para?tre critiquer l'enseignement de l'abbé Santal ... mais, vous qui plongez aux sources même de l'instruction (ce fut sa phrase) vous pourrez peut-être nous être de bon conseil.
--Parlez, Madame; mon dévouement vous est acquis.
--Voici: je crains que le sujet de sa thèse, pour un enfant si jeune encore, ne soit un peu spécial.
--Quelle thèse? fis-je, légèrement inquiet.
--La thèse pour son baccalauréat.
--Ah! parfaitement,--résolu désormais à ne m'étonner plus de rien. --Sur quel sujet? repris-je.
--Voici: Monsieur l'abbé craint que les sujets littéraires ou proprement philosophiques ne flattent le vague d'un jeune esprit déjà trop enclin à la rêverie ... (c'est du moins ce que trouve Monsieur l'abbé). Il a donc poussé Casimir à choisir un sujet d'histoire.
--Mais Madame, voici qui peut très bien se défendre. Et le sujet choisi c'est?
--Excusez-moi; j'ai peur d'estropier le nom ...: Averrhoès.
--Monsieur l'abbé a sans doute eu ses raisons pour choisir ce sujet, qui, à première vue, peut en effet para?tre un peu particulier.
--Ils l'ont choisi tous deux ensemble. Quant aux raisons que l'abbé fait valoir, je suis prête à m'y ranger: Ce sujet présente, m'a-t-il dit, un intérêt anecdotique particulièrement propre à fixer l'attention de Casimir, qui est souvent un peu flottante: puis (et il para?t que ces Messieurs les examinateurs attachent à cela la plus grande importance) le sujet n'a jamais été traité.
--Il ne me souvient pas en effet ...
--Et naturellement, pour trouver un sujet qui n'ait encore jamais été traité, on est forcé de chercher un peu en dehors des chemins battus.
--évidemment!
--Seulement, je vais vous avouer ma crainte ... mais j'abuse peut-être?
--Madame, je vous en supplie de croire que ma bonne volonté et mon désir de vous servir sont inépuisables.
--Eh bien! voici: je ne mets pas en doute que Casimir ne soit à même bient?t de passer sa thèse assez brillamment, mais je crains que, par désir de spécialiser ... par désir un peu prématuré ... l'abbé ne néglige un peu l'instruction générale, le calcul par exemple, ou l'astronomie ...
--Que pense Monsieur Floche de tout cela? demandai-je éperdu.
--Oh! Monsieur Floche approuve tout ce que fait et ce que dit l'abbé.
--Les parents?
--Ils nous ont confié l'enfant, dit-elle après une hésitation légère; puis, s'arrêtant de marcher:
--Par effet de votre complaisance, cher Monsieur Lacase, j'aurais aimé que vous causiez avec Casimir, pour vous rendre compte; sans avoir l'air de l'interroger directement ... et surtout pas devant Monsieur l'abbé, qui pourrait en prendre quelque ombrage. Je suis s?re qu'ainsi vous pourriez ...
--Le plus volontiers du monde, Madame. Il ne me sera sans doute pas difficile de trouver un prétexte pour sortir avec votre petit neveu. Il me fera visiter quelque endroit du parc ...
--Il se montre d'abord un peu timide avec ceux qu'il ne conna?t pas encore, mais sa nature est confiante.
--Je ne mets pas en doute que nous ne devenions promptement bons amis.
Un peu plus tard, le go?ter nous ayant de
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