Isabelle | Page 2

André Gide
par où ils nous intéressaient davantage, et combien peu de prise ils offrent à qui ne sait pas les forcer.
Je préparais alors, en vue de mon doctorat, une thèse sur la chronologie des sermons de Bossuet; non que je fusse particulièrement attiré par l'éloquence de la chaire: j'avais choisi ce sujet par révérence pour mon vieux ma?tre Albert Desnos, dont l'importante "Vie de Bossuet" achevait précisément de para?tre. Aussit?t qu'il connut mon projet d'études, M. Desnos s'offrit à m'en faciliter les abords. Un de ses plus anciens amis, Benjamin Floche, membre correspondant de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, possédait divers documents qui sans doute pourraient me servir; en particulier une Bible couverte d'annotations de la main même de Bossuet. M. Floche s'était retiré depuis une quinzaine d'années à la Quartfourche, qu'on appelait plus communément: le Carrefour, propriété de famille aux environs de Pont-l'évêque, dont il ne bougeait plus, où il se ferait un plaisir de me recevoir et de mettre à ma disposition ses papiers, sa bibliothèque et son érudition que M. Desnos me disait être inépuisable.
Entre M. Desnos et M. Floche des lettres furent échangées. Les documents s'annoncèrent plus nombreux que ne me l'avait d'abord fait espérer mon ma?tre; il ne fut bient?t plus question d'une simple visite: c'est un séjour au chateau de la Quartfourche que, sur la recommandation de M. Desnos, l'amabilité de M. Floche me proposait. Bien que ses enfants M. et Madame Floche n'y vivaient pas seuls: quelques mots inconsidérés de M. Desnos, dont mon imagination s'empara, me firent espérer de trouver là-bas une société avenante, qui tous aussit?t m'attira plus que les documents poudreux du Grand Siècle; déjà ma thèse n'était plus qu'un prétexte; j'entrais dans ce chateau non plus en scolar, mais en Nejdanof, en Valmont; déjà je le peuplais d'aventures. La Quartfourche! je répétais ce nom mystérieux: c'est ici, pensais-je, qu'Hercule hésite ... Je sais de reste ce qui l'attend sur le sentier de la vertu; mais l'autre route?... l'autre route ...
Vers le milieu de Septembre, je rassemblai le meilleur de ma modeste garde-robe, renouvelai mon jeu de cravates, et partis.
Quand j'arrivai à la station du Breuil-Blangy, entre Pont-l'évêque et Lisieux, la nuit était à peu près close. J'étais seul à descendre du train. Une sorte de paysan en livrée vint à ma rencontre, prit ma valise et m'escorta vers la voiture qui stationnait de l'autre c?té de la gare. L'aspect du cheval et de la voiture coupa l'essor de mon imagination; on ne pouvait rêver rien de plus minable. Le paysan-cocher repartit pour dégager la malle que j'avais enregistrée; sous ce poids les ressorts de la calèche fléchirent. A l'intérieur, une odeur de poulailler suffocante ... Je voulus baisser la vitre de la portière, mais la poignée de cuir me resta dans la main. Il avait plu dans la journée; la route était tirante; au bas de la première c?te, une pièce du harnais céda. Le cocher sortit de dessous son siège un bout de corde et se mit en posture de rafistoler le trait. J'avais mis pied à terre et m'offris à tenir la lanterne qu'il venait d'allumer; je pus voir que la livrée du pauvre homme, non plus que le harnachement, n'en était pas à son premier rapié?age.
--Le cuir est un peu vieux, hasardai-je.
Il me regarda comme si je lui avais dit une injure, et presque brutalement:
--Dites donc: c'est tout de même heureux qu'on ait pu venir vous chercher.
--Il y a loin, d'ici le chateau? questionnai-je de ma voix la plus douce. Il ne répondit pas directement, mais:
--Pour s?r qu'on ne fait pas le trajet tous les jours!--Puis au bout d'un instant:--Voilà peut-être bien six mois qu'elle n'est pas sortie, la calèche ...
--Ah!... Vos ma?tres ne se promènent pas souvent? repris-je par un effort désespéré d'amorcer le conversation.
--Vous pensez! Si l'on n'a pas autre chose à faire!
Le désordre était réparé: d'un geste il m'invita à remonter dans la voiture, qui repartit.
Le cheval peinait aux montées, trébuchait aux descentes et tricotait affreusement en terrain plat;parfois, tout inopinément, il stoppait. --Du train dont nous allons, pensais-je, nous arriverons au Carrefour longtemps après que mes h?tes se seront levés de table; et même (nouvel arrêt du cheval) après qu'ils se seront couchés. J'avais grand faim; ma bonne humeur tournait à l'aigre. J'essayai de regarder le pays: sans que je m'en fusse aper?u, la voiture avait quitté la grande route et s'était engagée dans une route plus étroite et beaucoup moins bien entretenue; les lanternes n'éclairaient de droite et de gauche qu'une haie continue, touffue et haute; elle semblait nous en tourner, barrer la route, s'ouvrir devant nous à l'instant de notre passage, puis, aussit?t après, se refermer.
Au bas d'une montée plus raide, la voiture s'arrêta de nouveau. Le cocher vint à la portière et l'ouvrit, puis, sans fa?ons:
--Si Monsieur voulait bien descendre.
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