ailerons, des carcasses et des os de gigot. Encore Forestier est venue à la cuisine et voulait me donner les morceaux de pain à demi mangés,--on y voyait encore la marque des dents,--mais Mihiète a bien su dire: ?Madame, si ces rogatons sont bons, gardez-les pour vous, et s'ils ne le sont pas, donnez-les aux chiens?? Alors madame a voulu se facher et jeter par-dessus l'épaule qu'une ?dame? comme elle ne se commettait pas avec des ?torchons?; mais nous avons tellement ri et nous avons tellement fait tous: ?Hou! hou! hou!? qu'elle s'est sauvée en criant qu'elle n'avait jamais souffert, qu'elle ne souffrirait jamais qu'on lui manquat de respect.
Pendant que le petit gar?on parlait, je m'habillai à la hate. Dès qu'il fut parti, je me regardai dans la glace de trente centimètres de haut et quinze centimètres de large qui était le seul meuble de luxe de la maison. Il s'agissait de résoudre un problème ardu, et de faire le noeud de ma cravate.
Là, tout le bon sens de ma mère et toute sa tendresse ne pouvaient me servir de rien. Elle vit mon embarras et me dit:
--Tu ne sais pas t'en tirer?
--Non, maman.
--Eh bien, laisse-moi faire.
Elle me fit un noeud à la Colin, et comme je regardais avec inquiétude ce noeud dans la glace, elle ajouta:
--Si ce n'est pas assez beau pour mademoiselle Angéline, c'est qu'elle ne s'y conna?t pas. C'est avec un noeud fait comme ?a que ton père m'a persuadée de devenir madame Trapoiseau... Est-ce que ta mère ne vaut pas mademoiselle Bouchardy?
La question était sans réplique; aussi je brossai mon chapeau avec soin et je partis.
IV
A LA CUISINE
Il n'y avait pas loin du faubourg Saint-Hilaire où je demeure à la maison de M. Forestier, honorable député de Creux-de-Pile. Cent pas, tout au plus. Tous les ?principaux de la ville,? comme dit le secrétaire de la sous-préfecture, habitaient cet heureux quartier, le seul où chaque maison e?t son jardin et, au bas du jardin, la rivière.
Je ne tardai donc pas à toucher le but de la course, c'est-à-dire le marteau en forme de poignée qui avertissait l'honorable député de l'approche d'un de ses électeurs. Mais avant d'agiter ce marteau, je prêtai l'oreille. Un grand bruit d'assiettes, de chaudrons, de casseroles, de verres choqués les uns contre les autres, d'éclats de rire et de cris de joie sortait de la cuisine et annon?ait à tout le pays le présent contrat et la noce future.
Le chef de cuisine, renommé à plus de dix lieues à la ronde, et emprunté pour ce jour-là au fameux h?tel du Dauphin, où descendent tous les conseillers généraux et où d?nent tous les notaires du département, présidait naturellement le festin. Je reconnus sa forte voix bien timbrée qui proposait un toast; et en regardant à travers la fenêtre ouverte, j'aper?us sa haute et magnifique encolure. En face de lui était la grosse Mihiète, faite au tour, je veux dire comme une barrique montée sur deux courtes pattes, et majestueuse aussi, mais à sa manière, c'est-à-dire en largeur et en profondeur plut?t qu'en hauteur. Son teint était rouge de brique, ses joues s'élevaient comme deux poires énormes ou plut?t comme deux collines arrondies au fond desquelles on apercevait un vallon étroit et court. C'était son nez. Son menton supérieur, le vrai, reposait mollement sur deux autres qu'on aurait pu prendre pour des coussins. Sa voix en revanche, était grêle, mais per?ante, et, sans retentir, se faisait entendre au loin, comme le son de la plus haute note du violon.
Autour de ces deux personnages considérables étaient assis et groupés, chacun suivant son importance, sept ou huit autres personnes, servantes ou domestiques males appelés à prendre leur part de la fête, à condition de servir à table les invités de M. Forestier, ou de faire dans la cuisine de Mihiète, pour ce jour-là et sous ses ordres, les travaux d'ordre inférieur.
Le chef de cuisine, le grand chef se leva, remplit son verre et celui de tous les assistants d'un vin que je reconnus à la forme des bouteilles n'être pas ?vin du pays?, mais bien ?bordeaux? le plus pur, mit une main dans son gilet, comme il avait entendu dire que faisait le grand Napoléon, et dit:
--Mesdames et messieurs, je bois à la santé des dames ici présentes...
--Bravo! crièrent tous les convives qui avaient de la barbe au menton ou qui nourrissaient l'espérance d'en avoir un jour.
(Parmi ceux-ci je remarquai la voix glapissante du petit gate-sauce qui était venu me relancer chez moi.)
Toutes les dames se levèrent et tendirent leurs verres du c?té de l'orateur.
Il reprit:
--Je bois à la santé des dames ici présentes...
Le gate-sauce interrompit:
--Et des demoiselles.
L'orateur irrité s'écria:
--Et des demoiselles aussi. C'est ce que j'allais dire...
--Oui, mais il ne l'avait pas dit! répliqua le gate-sauce, fier de son succès, car toutes les ?dames? lui avaient
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