n'est pas en rapport
avec la gravité de votre situation. Ainsi, vous niez qu'il y ait eu jalousie
entre vous et Defodon au sujet de cette fille?
BEAUJON.--Je le nie absolument. Nous avons fait sa connaissance
ensemble, un jour que nous étions à Bullier. Nous étions un peu partis
tous les deux et nous invitâmes la Bestia à venir avec nous.
«--Avec qui des deux? demanda-t-elle.
«--Attends, lui dit Defodon, nous allons jouer cela au piquet. Et en effet,
nous l'avons jouée en cent cinquante liés. C'est moi qui ai gagné.
On comprend facilement l'impression défavorable produite sur
l'auditoire et le jury par ces explications inconvenantes. Le président,
en quelques paroles bien senties, invite l'accusé à se respecter lui-même
et à respecter le tribunal.
--Qu'est-ce que vous voulez? reprend Beaujon, vous me demandez la
vérité, je vous la dis. Vous avez affaire à des étudiants, qui ne valent
pas moins que d'autres, qui sont de très honnêtes garçons, mais ne sont
point des vestales.
D.--Vous cherchez à jeter sur la victime une défaveur qui rejaillit sur
vous-même. Je vous engage à changer de système. La seule excuse de
l'acte commis est, au contraire, dans une passion violente pour une
créature qui, à tous égards, en paraît peu digne. Il est d'ailleurs établi
par l'instruction que vous et Defodon cachiez avec le plus grand soin
vos relations avec cette personne.
R.--Nous nous cachions si peu qu'on nous a vus, à tous moments,
dînant soit à trois, soit en partie carrée.
D.--Prétendez-vous que vous n'ignoriez pas les infidélités de la fille
Gangrelot?
R.--Le mot est bien grand pour une bien petite chose. La Bestia étant de
nature infidèle, nul n'a jamais eu la prétention de compter sur sa
fidélité.
D.--Vous persistez dans ce système: et vous oubliez que toutes les
circonstances démentent cette indifférence prétendue. Le 15 mars, vous
vous écriez: Si la Bestia me trompait, je lui tordrais le cou...
R.--En effet, je crois me souvenir que je lui ai dit quelque chose comme
cela. Mais vous pourrez lui demander à elle-même si jamais elle a
considéré ces paroles comme une menace sérieuse. C'est là une de ces
plaisanteries dont je ne prétends pas affirmer le bon goût, mais qui
s'entendent tous les jours au quartier Latin.
D.--On pourrait admettre cette explication, tout étrange qu'elle paraisse,
si le même fait ne s'était plusieurs fois renouvelé. N'avez-vous pas eu,
quelques jours plus tard, avec cette fille, une discussion des plus
violentes? Vous avez voulu frapper celle que vous appelez la Bestia?
R.--J'étais un peu gris. Elle m'aura dit quelque impertinence, genre
d'aménités dont ces dames ne sont pas avares, et, n'ayant pas bien la
tête à moi, j'ai voulu la corriger un peu vivement...
D.--Je vous le répète, c'était évidemment par jalousie...
R.--Je vous répète à mon tour que c'est une erreur. Jamais je n'ai de ma
vie été jaloux de cette brave fille, qui était bien libre de faire ce qu'elle
voulait. Est-ce que d'ailleurs je pouvais l'entretenir? Elle venait nous
trouver quand elle n'avait rien de mieux à faire...
D.--Ces expressions et ces explications témoignent d'une telle absence
de moralité que je vous adjure pour la dernière fois d'abandonner ce
système qui, pour votre dignité personnelle, est inacceptable et
répugnant...
R.--Mon Dieu, monsieur le président, je n'ai pas la moindre intention de
blesser qui ce soit: je ne fais pas l'apologie de nos moeurs. Il y a
évidemment là un laisser-aller regrettable, et, comme vous le dites, un
manque de dignité: je suis le premier à le reconnaître. Mais, je l'avoue,
j'aime mieux cent fois, en disant la vérité, m'exposer à un blâme mérité,
que de donner corps, par des aveux fictifs, à une accusation
monstrueuse et que je repousse de toutes mes forces...
D.--Comment expliquez-vous la présence chez vous d'une carte
photographique, portrait de la fille Gangrelot, dont le visage était en
partie lacéré à coups de canif?--Greffier, faites passer cette
photographie à messieurs les jurés...
R.--Si j'avais eu pour la Bestia la passion que vous m'attribuez,
croyez-vous donc que je l'aurais ainsi traitée?...
D.--Justement, la jalousie explique cette violence.
R.--La jalousie... mais, encore une fois, je n'étais ni assez amoureux, ni
assez niais pour être jaloux de cette fille.
D.--En admettant que vous fussiez aussi indifférent que vous le dites, il
est néanmoins de la dernière évidence que l'affection de Defodon pour
elle était réelle: il avait écrit sur une photographie ces mots explicites:
À toi mon coeur! À toi ma vie!
R.--C'était une plaisanterie.
D.--Dans une scène qui a précédé le crime de quelques jours, vous avez
menacé Defodon; vous étant emparé d'un couteau, vous vous êtes écrié:
Je vais te dépioter comme un lapin.
R.--S'il est des témoins qui donnent une importance quelconque à ce
propos, ils sont fous ou de mauvaise foi: ce n'était là qu'une menace
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