Histoire dun Casse-noisette | Page 9

Alexandre Dumas, père
petit
bonhomme cassa la noisette avec tant d'adresse, que la coquille brisée
tomba en mille morceaux, et que l'amande intacte resta dans la main de
Marie. La petite fille alors comprit que le coquet petit bonhomme était
un descendant de cette race antique et vénérée des casse-noisettes dont
l'origine, aussi ancienne que celle de la ville de Nuremberg, se perd
avec elle dans la nuit des temps, et qu'il continuait à exercer l'honorable
et philanthropique profession de ses ancêtres: et Marie, enchantée
d'avoir fait cette découverte, se prit à sauter de joie. Sur quoi, le
président lui dit:
--Eh bien, ma bonne petite Marie, puisque le casse-noisette te plaît tant,
quoiqu'il appartienne également à Fritz et à toi, c'est toi qui seras
particulièrement chargée d'en avoir soin. Je le place donc sous ta
protection.

Et, à ces mots, le président remit le petit bonhomme à Marie, qui le prit
dans ses bras et se mit aussitôt à lui faire exercer son métier, tout en
choisissant cependant, tant c'était un bon coeur que celui de cette
charmante enfant, les plus petites noisettes, afin que son protégé n'eût
pas besoin d'ouvrir démesurément la bouche, ce qui ne lui seyait pas
bien, et donnait une expression ridicule à sa physionomie. Alors
mademoiselle Trudchen s'approcha pour jouir à son tour de la vue du
petit bonhomme, et il fallut que, pour elle aussi, le casse-noisette
remplit son office, ce qu'il fit gracieusement et sans rechigner le moins
du monde, quoique mademoiselle Trudchen, comme on le sait, ne fût
qu'une suivante.
Mais, tout en continuant de dresser son alezan et de faire manoeuvrer
ses hussards, Fritz avait entendu le _knac! knac! knac!_ et, à ce bruit
vingt fois répété, il avait compris qu'il se passait quelque chose de
nouveau. Il avait donc levé la tête, et avait tourné ses grands yeux
interrogateurs vers le groupe composé du président, de Marie et de
mademoiselle Trudchen, et, dans les bras de sa soeur, il avait aperçu le
petit bonhomme an manteau de bois; alors il était descendu de cheval,
et, sans se donner le temps de reconduire l'alezan à l'écurie, il était
accouru auprès de Marie, et avait révélé sa présence par un joyeux éclat
de rire que lui avait inspiré la grotesque figure que faisait le petit
bonhomme en ouvrant sa grande bouche. Alors Fritz réclama sa part
des noisettes que cassait le petit bonhomme, ce qui lui fut accordé; puis
le droit de les lui faire casser lui-même, ce qui lui fut accordé encore,
comme propriétaire par moitié. Seulement, tout au contraire de sa soeur,
et malgré ses observations, Fritz choisit aussitôt, pour les lui fourrer
dans la bouche, les noisettes les plus grosses et les plus dures, ce qui fit
qu'à la cinquième ou sixième noisette fourrée ainsi par Fritz dans la
bouche du petit bonhomme, on entendit tout à coup: Carrac! et que
trois petites dents tombèrent des gencives du casse-noisette, dont le
menton, démantibulé, devint à l'instant même débile et tremblotant
comme celui d'un vieillard.
--Ah! mon pauvre cher casse-noisette! s'écria Marie en arrachant le
petit bonhomme des mains de Fritz.
--En voilà un stupide imbécile! s'écria celui-ci; ça veut être
casse-noisette, et cela a une mâchoire de verre: c'est un faux
casse-noisette, et qui n'entend pas son métier. Passe-le-moi, Marie; il

faut qu'il continue de m'en casser, dût-il y perdre le reste de ses dents,
et dût son menton se disloquer tout à fait. Voyons, quel intérêt
prends-tu à ce paresseux?
--Non, non, non! s'écria Marie en serrant le petit bonhomme entre ses
bras; non, tu n'auras plus mon pauvre casse-noisette, Vois donc comme
il me regarde d'un air malheureux en me montrant sa pauvre mâchoire
blessée. Fi! tu es un mauvais coeur, tu bats tes chevaux, et, l'autre jour
encore, tu as fait fusiller un de tes soldats.
--Je bats mes chevaux quand ils sont rétifs, répondit Fritz de son air le
plus fanfaron; et, quant au soldat que j'ai fait fusiller l'autre jour, c'était
un misérable vagabond dont je n'avais pu rien faire depuis un an qu'il
était à mon service, et qui avait fini un beau matin par déserter avec
armes et bagages, ce qui, dans tous les pays du monde, entraîne la peine
de mort. D'ailleurs, toutes ces choses sont affaires de discipline qui ne
regardent pas les femmes. Je ne t'empêche pas de fouetter tes poupées,
ne m'empêche donc pas de battre mes chevaux et de faire fusiller mes
militaires. Maintenant je veux le casse-noisette.
--O bon père! à mon secours! dit Marie enveloppant le petit bonhomme
dans son mouchoir de poche, à mon secours! Fritz veut me prendre le
casse-noisette.
Aux cris de Marie, non-seulement le président se rapprocha du groupe
des enfants dont il s'était éloigné, mais encore la présidente et le parrain
Drosselmayer accoururent. Les
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