Histoire dun Casse-noisette | Page 2

Alexandre Dumas, père
sommeil
par de bruyants éclats de rire. J'ouvris de grands yeux hagards qui ne
virent au-dessus d'eux qu'un charmant plafond de Boucher, tout semé
d'Amours et de colombes, et j'essayai de me lever; mais l'effort fut
infructueux, j'étais attaché à mon fauteuil avec non moins de solidité
que l'était Gulliver sur le rivage de Lilliput.
Je compris à l'instant même le désavantage de ma position; j'avais été
surpris sur le territoire ennemi, et j'étais prisonnier de guerre.
Ce qu'il y avait de mieux à faire dans ma situation, c'était d'en prendre
bravement mon parti et de traiter à l'amiable de ma liberté.
Ma première proposition fut de conduire le lendemain mes vainqueurs
chez Félix, et de mettre toute sa boutique à leur disposition.
Malheureusement le moment était mal choisi, je parlais à un auditoire
qui m'écoutait la bouche bourrée de babas et les mains pleines de petit
pâtés.
Ma proposition fut donc honteusement repoussée.
J'offris de réunir le lendemain toute l'honorable société dans un jardin
au choix, et d'y tirer un feu d'artifice composé d'un nombre de soleils et
de chandelles romaines qui serait fixé par les spectateurs eux-mêmes.
Cette offre eut assez de succès près des petits garçons; mais les petites
filles s'y opposèrent formellement, déclarant qu'elles avaient
horriblement peur des feux d'artifice, que leurs nerfs ne pouvaient

supporter le bruit des pétards, et que l'odeur de la poudre les
incommodait.
J'allais ouvrir un troisième avis, lorsque j'entendis une petite voix flûtée
qui glissait tout bas à l'oreille de ses compagnes ces mots qui me firent
frémir:
--Dites à papa, qui fait des histoires, de nous raconter un joli conte.
Je voulus protester; mais à l'instant même ma voix fut couverte par ces
cris:
--Ah! oui, un conte, un joli conte; nous voulons un conte.
--Mais, mes enfants, criai-je de toutes mes forces, vous me demandez la
chose la plus difficile qu'il y ait au monde! un conte! comme vous y
allez. Demandez-moi l'Iliade, demandez-moi l'_Énéide_,
demandez-moi la _Jérusalem délivrée_, et je passerai encore par là;
mais un conte! Peste! Perrault est un bien autre homme qu'Homère, que
Virgile et que le Tasse, et le Petit Poucet une création bien autrement
originale qu'Achille, Turnus ou Renaud.
--Nous ne voulons point de poème épique, crièrent les enfants tout
d'une voix, nous voulons un conte!
--Mes chers enfants, si...
--Il n'y a pas de si; nous voulons un conte!
--Mais, mes petits amis...
--Il n'y a pas de mais; nous voulons un conte! nous voulons un conte!
nous voulons un conte! reprirent en choeur toutes les voix, avec un
accent qui n'admettait pas de réplique.
--Eh bien, donc, repris-je en soupirant, va pour un conte.
--Ah! c'est bien heureux! dirent mes persécuteurs.
--Mais je vous préviens d'une chose, c'est que le conte que je vais vous
raconter n'est pas de moi.
--Qu'est-ce que cela nous fait, pouvu qu'il nous amuse?
J'avoue que je fus un peu humilié du peu d'insistance que mettait mon
auditoire à avoir une oeuvre originale.
--Et de qui est-il, votre conte, Monsieur! dit une petite voix appartenant
sans doute à une organisation plus curieuse que les autres.
--Il est d'Hoffmann, Mademoiselle. Connaissez-vous Hoffmann?
--Non, Monsieur, je ne le connais pas.
--Et comment s'appelle-t-il, ton conte? demanda, du ton d'un gaillard
qui sent qu'il a le droit d'interroger, le fils du maître de la maison.

--_Le Casse-Noisette de Nuremberg_, répondis-je en toute humilité. Le
titre vous convient-il, mon cher Henri?
--Hum! ça ne promet pas grand'chose de beau, ce titre-là. Mais,
n'importe, va toujours; si tu nous ennuies, nous t'arrêterons et tu nous
en diras un autre, et ainsi de suite, je t'en préviens, jusqu'à ce que tu
nous en dises un qui nous amuse.
--Un instant, un instant; je ne prends pas cet engagement-là. Si vous
étiez de grandes personnes, à la bonne heure.
--Voilà pourtant nos conditions, sinon, prisonnier à perpétuité.
--Mon cher Henri, vous êtes un enfant charmant, élevé à ravir, et cela
m'étonnera fort si vous ne devenez pas un jour un homme d'État
très-distingué; déliez-moi, et je ferai tout ce que vous voudrez.
--Parole d'honneur?
--Parole d'honneur.
Au même instant, je sentis les mille fils qui me retenaient se détendre;
chacun avait mis la main à l'oeuvre de ma délivrance, et, au bout d'une
demi-minute, j'étais rendu à liberté.
Or, comme il faut tenir sa parole, même quand elle est donnée des
enfants, j'invitai mes auditeurs à s'asseoir commodément, afin qu'ils
pussent passer sans douleur de l'audition au sommeil, et, quand chacun
eut pris sa place, je commençai ainsi:

HISTOIRE D'UN CASSE-NOISETTE

Le parrain Drosselmayer
Il y avait une fois, dans la ville de Nuremberg, un président fort
considéré qu'on appelait M. le président Silberhaus, ce qui veut dire
_maison d'argent._
Ce président avait un fils et une fille.
Le fils, âgé de
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