le rivage de Lilliput.
Je compris à l'instant même le désavantage de ma position; j'avais été surpris sur le territoire ennemi, et j'étais prisonnier de guerre.
Ce qu'il y avait de mieux à faire dans ma situation, c'était d'en prendre bravement mon parti et de traiter à l'amiable de ma liberté.
Ma première proposition fut de conduire le lendemain mes vainqueurs chez Félix, et de mettre toute sa boutique à leur disposition. Malheureusement le moment était mal choisi, je parlais à un auditoire qui m'écoutait la bouche bourrée de babas et les mains pleines de petit patés.
Ma proposition fut donc honteusement repoussée.
J'offris de réunir le lendemain toute l'honorable société dans un jardin au choix, et d'y tirer un feu d'artifice composé d'un nombre de soleils et de chandelles romaines qui serait fixé par les spectateurs eux-mêmes.
Cette offre eut assez de succès près des petits gar?ons; mais les petites filles s'y opposèrent formellement, déclarant qu'elles avaient horriblement peur des feux d'artifice, que leurs nerfs ne pouvaient supporter le bruit des pétards, et que l'odeur de la poudre les incommodait.
J'allais ouvrir un troisième avis, lorsque j'entendis une petite voix fl?tée qui glissait tout bas à l'oreille de ses compagnes ces mots qui me firent frémir:
--Dites à papa, qui fait des histoires, de nous raconter un joli conte.
Je voulus protester; mais à l'instant même ma voix fut couverte par ces cris:
--Ah! oui, un conte, un joli conte; nous voulons un conte.
--Mais, mes enfants, criai-je de toutes mes forces, vous me demandez la chose la plus difficile qu'il y ait au monde! un conte! comme vous y allez. Demandez-moi l'Iliade, demandez-moi l'_énéide_, demandez-moi la _Jérusalem délivrée_, et je passerai encore par là; mais un conte! Peste! Perrault est un bien autre homme qu'Homère, que Virgile et que le Tasse, et le Petit Poucet une création bien autrement originale qu'Achille, Turnus ou Renaud.
--Nous ne voulons point de poème épique, crièrent les enfants tout d'une voix, nous voulons un conte!
--Mes chers enfants, si...
--Il n'y a pas de si; nous voulons un conte!
--Mais, mes petits amis...
--Il n'y a pas de mais; nous voulons un conte! nous voulons un conte! nous voulons un conte! reprirent en choeur toutes les voix, avec un accent qui n'admettait pas de réplique.
--Eh bien, donc, repris-je en soupirant, va pour un conte.
--Ah! c'est bien heureux! dirent mes persécuteurs.
--Mais je vous préviens d'une chose, c'est que le conte que je vais vous raconter n'est pas de moi.
--Qu'est-ce que cela nous fait, pouvu qu'il nous amuse?
J'avoue que je fus un peu humilié du peu d'insistance que mettait mon auditoire à avoir une oeuvre originale.
--Et de qui est-il, votre conte, Monsieur! dit une petite voix appartenant sans doute à une organisation plus curieuse que les autres.
--Il est d'Hoffmann, Mademoiselle. Connaissez-vous Hoffmann?
--Non, Monsieur, je ne le connais pas.
--Et comment s'appelle-t-il, ton conte? demanda, du ton d'un gaillard qui sent qu'il a le droit d'interroger, le fils du ma?tre de la maison.
--_Le Casse-Noisette de Nuremberg_, répondis-je en toute humilité. Le titre vous convient-il, mon cher Henri?
--Hum! ?a ne promet pas grand'chose de beau, ce titre-là. Mais, n'importe, va toujours; si tu nous ennuies, nous t'arrêterons et tu nous en diras un autre, et ainsi de suite, je t'en préviens, jusqu'à ce que tu nous en dises un qui nous amuse.
--Un instant, un instant; je ne prends pas cet engagement-là. Si vous étiez de grandes personnes, à la bonne heure.
--Voilà pourtant nos conditions, sinon, prisonnier à perpétuité.
--Mon cher Henri, vous êtes un enfant charmant, élevé à ravir, et cela m'étonnera fort si vous ne devenez pas un jour un homme d'état très-distingué; déliez-moi, et je ferai tout ce que vous voudrez.
--Parole d'honneur?
--Parole d'honneur.
Au même instant, je sentis les mille fils qui me retenaient se détendre; chacun avait mis la main à l'oeuvre de ma délivrance, et, au bout d'une demi-minute, j'étais rendu à liberté.
Or, comme il faut tenir sa parole, même quand elle est donnée des enfants, j'invitai mes auditeurs à s'asseoir commodément, afin qu'ils pussent passer sans douleur de l'audition au sommeil, et, quand chacun eut pris sa place, je commen?ai ainsi:
HISTOIRE D'UN CASSE-NOISETTE
Le parrain Drosselmayer
Il y avait une fois, dans la ville de Nuremberg, un président fort considéré qu'on appelait M. le président Silberhaus, ce qui veut dire _maison d'argent._
Ce président avait un fils et une fille.
Le fils, agé de neuf ans, s'appelait Fritz.
La fille, agée de sept ans et demi, s'appelait Marie.
C'étaient deux jolis enfants, mais si différents de caractère et de visage, qu'on n'e?t jamais cru que c'étaient le frère et la soeur.
Fritz était un bon gros gar?on, joufflu, rodomont, espiègle, frappant du pied à la moindre contrariété, convaincu que toutes les choses de ce monde étaient créées pour servir à son amusement ou subir son caprice, et demeurant dans cette conviction jusqu'au moment où le docteur, impatienté de ses cris et de ses pleurs, ou de ses
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