Histoire des Voyages de Scarmentado | Page 2

Voltaire
plaisant. Une jeune dame de moeurs très douces, nommée la signora Fatelo, s'avisa de m'aimer. Elle était courtisée par le révérend P. Poignardini, et par le révérend P. Aconiti, jeunes profès d'un ordre qui ne subsiste plus: elle les mit d'accord en me donnant ses bonnes graces; mais en même temps je courus risque d'être excommunié et empoisonné. Je partis, très content de l'architecture de Saint-Pierre.
Je voyageai en France; c'était le temps du règne de Louis-le-Juste[2]. La première chose qu'on me demanda, ce fut, Si je voulais à mon déjeuner un petit morceau du maréchal d'Ancre, dont le peuple avait fait r?tir la chair[3], et qu'on distribuait à fort bon compte à ceux qui en voulaient.
[2] Louis XIII eut dès son enfance , dit Voltaire, le surnom de Juste, pai'cequ'il était né sous le signe de la Balance. Voyez tome XIX, Le Siècle de Louis XIV, chapitre 2. B.
[3] Voyez: tome XVIII, page 177. B.
Cet état était continuellement en proie aux guerres civiles, quelquefois pour une place au conseil, quelquefois pour deux pages de controverse. Il y avait plus de soixante ans que ce feu, tant?t couvert et tant?t soufflé avec violence, désolait ces beaux climats. C'étaient là les libertés de l'église gallicane. Hélas! dis-je, ce peuple est pourtant né doux: qui peut l'avoir tiré ainsi de son caractère? Il plaisante, et il fait des Saint-Barthélemi. Heureux le temps où il ne fera que plaisanter!
Je passai en Angleterre: les mêmes querelles y excitaient les mêmes fureurs. De saints catholiques avaient résolu, pour le bien de l'église, de faire sauter en l'air, avec de la poudre, le roi, la famille royale, et tout le parlement, et de délivrer l'Angleterre de ces hérétiques. On me montra la place où la bienheureuse reine Marie, fille de Henri VIII, avait fait br?ler plus de cinq cents de ses sujets. Un prêtre ibernois m'assura que c'était une très bonne action: premièrement parceque ceux qu'on avait br?lés étaient Anglais; en second lieu parcequ'ils ne prenaient jamais d'eau bénite, et qu'ils ne croyaient pas au trou de saint Patrice[4].Il s'étonnait surtout que la reine Marie ne f?t pas encore canonisée; mais il espérait qu'elle le serait bient?t, quand le cardinal neveu aurait un peu de loisir.
[4] Sur le trou de Saint-Patrice , voyez tome XXXII, page 177; et dans les Mélanges, année 1763, la septième des Lettres sur les miracles. B.
J'allai en Hollande, où j'espérais trouver plus de tranquillité chez des peuples plus flegmatiques. On coupait la tête à un vieillard vénérable lorsque j'arrivai à La Haye. C'était la tête chauve du premier ministre Barneveldt, l'homme qui avait le mieux mérité de la république. Touché de pitié, je demandai quel était son crime, et s'il avait trahi l'état. Il a fait bien pis, me répondit un prédicant à manteau noir; c'est un homme qui croit que l'on peut se, sauver par les bonnes oeuvres aussi bien que par la foi. Vous sentez bien que, si de telles opinions s'établissaient, une république ne pourrait subsister, et qu'il faut des lois sévères pour réprimer de si scandaleuses horreurs. Un profond politique du pays me dit en soupirant: Hélas! monsieur, le bon temps ne durera pas toujours; ce n'est que par hasard que ce peuple est si zélé; le fond de son caractère est porté au dogme abominable de la tolérance, un jour il y viendra: cela fait frémir. Pour moi, en attendant que ce temps funeste de la modération et de l'indulgence f?t arrivé, je quittai bien vite un pays où la sévérité n'était adoucie par aucun agrément, et je m'embarquai pour l'Espagne.
La cour était à Séville, les galions étaient arrivés, tout respirait l'abondance et la joie dans la plus belle saison de l'année. Je vis au bout d'une allée d'orangers et de citronniers une espèce de lice immense entourée de gradins couverts d'étoffes précieuses. Le roi, la reine, les infants, les infantes, étaient sous un dais superbe. Vis-à-vis de cette auguste famille était un autre tr?ne, mais plus élevé. Je dis à un de mes compagnons de voyage: A moins que ce tr?ne ne soit réservé pour Dieu, je ne vois pas à quoi il peut servir. Ces indiscrètes paroles furent entendues d'un grave Espagnol, et me co?tèrent cher. Cependant je m'imaginais que nous allions voir quelque carrousel ou quelque fête de taureaux, lorsque le grand-inquisiteur parut sur ce tr?ne, d'où il bénit le roi et le peuple.
Ensuite vint une armée de moines défilant deux à deux, blancs, noirs, gris, chaussés, déchaussés, avec barbe, sans barbe, avec capuchon pointu, et sans capuchon; puis marchait le bourreau; puis on voyait au milieu des alguazils et des grands environ quarante personnes couvertes de sacs sur lesquels on avait peint des diables et des flammes. C'étaient des juifs qui n'avaient pas voulu renoncer absolument à Mo?se, c'étaient des chrétiens qui avaient
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