Histoire de la Révolution française, VIII. | Page 9

Adolphe Thiers
le premier besoin de l'état et le
premier devoir du directoire. Il fut enfin communiqué à la commission
des finances.
La masse des assignats circulans pouvait être évaluée à environ 20
milliards. Même en supposant les assignats encore au centième de leur
valeur, et non pas au cent cinquantième, ils ne formaient pas une valeur
réelle de plus de 200 millions: il est certain qu'ils ne figuraient pas pour
davantage dans la circulation, et que ceux qui les possédaient ne
pouvaient les faire accepter pour une valeur supérieure. On aurait pu
tout à coup revenir à la réalité, ne prendre les assignats que pour ce
qu'ils valaient véritablement, ne les admettre qu'au cours, soit dans les
transactions entre particuliers, soit dans l'acquittement des impôts, soit
dans le paiement des biens nationaux. Sur-le-champ alors, cette grande
et effrayante masse de papier, cette dette énorme aurait disparu. Il
restait à peu près sept milliards écus de biens nationaux, en y
comprenant ceux de la Belgique et les forêts nationales; on avait donc
d'immenses ressources pour retirer ces 20 milliards, réduits à 200
millions, et pour faire face à de nouvelles dépenses. Mais cette grande
et hardie détermination était difficile à prendre; elle était repoussée à la
fois par les esprits scrupuleux, qui la considéraient comme une
banqueroute, et par les patriotes, qui disaient qu'on voulait ruiner les
assignats.
Les uns et les autres se montraient peu éclairés. Cette banqueroute, si
c'en était une, était inévitable, et s'accomplit plus tard. Il s'agissait
seulement d'abréger le mal, c'est-à-dire la confusion, et de rétablir
l'ordre dans les valeurs, seule justice que doive l'état à tout le monde.
Sans doute, au premier aspect, c'était une banqueroute que de prendre
aujourd'hui pour 1 franc, un assignat qui, en 1790, avait été émis pour
100 francs, et qui contenait alors la promesse de 100 francs en terre.

D'après ce principe, il aurait donc fallu prendre les 20 milliards de
papier pour 20 milliards écus, et les payer intégralement; mais les biens
nationaux auraient à peine payé le tiers de cette somme. Dans le cas
même où l'on aurait pu payer la somme intégralement, il faut se
demander combien l'état avait reçu en émettant ces 20 milliards? 4 ou 5
milliards peut-être. On ne les avait pas pris pour davantage en les
recevant de ses mains, et il avait déjà remboursé par les ventes une
valeur égale en biens nationaux. Il y aurait donc eu la plus cruelle
injustice à l'égard de l'état, c'est-à-dire de tous les contribuables, à
considérer les assignats d'après leur valeur primitive. Il fallait donc
consentir à ne les prendre que pour une valeur réduite: on avait même
commencé à le faire, en adoptant l'échelle de proportion.
Sans doute, s'il y avait encore des individus portant les premiers
assignats émis, et les ayant gardés sans les échanger une seule fois,
ceux-là étaient exposés à une perte énorme; car les ayant reçus presque
au pair, ils allaient essuyer aujourd'hui toute la réduction. Mais c'était là
une fiction tout à fait fausse. Personne n'avait gardé les assignats en
dépôt, car on ne thésaurise pas le papier: tout le monde s'était hâté de
les transmettre, et chacun avait essuyé une portion de la perte. Tout le
monde avait souffert déjà sa part de cette prétendue banqueroute, et dès
lors ce n'en était plus une. La banqueroute d'un état consiste à faire
supporter à quelques individus, c'est-à-dire aux créanciers, la dette
qu'on ne veut pas faire supporter à tous les contribuables; or, si tout le
monde avait du plus au moins souffert sa part de la dépréciation des
assignats, il n'y avait banqueroute pour personne. On pouvait enfin
donner une raison plus forte que toutes les autres. L'assignat n'eût-il
baissé que dans quelques mains, et perdu de son prix que pour quelques
individus, il avait passé maintenant dans les mains des spéculateurs sur
le papier, et c'eût été cette classe beaucoup plus que celle des véritables
lésés, qui aurait recueilli l'avantage d'une restauration insensée de
valeur. Aussi Calonne avait-il écrit à Londres une brochure, où il disait
avec beaucoup de sens, qu'on se trompait en croyant la France accablée
par le fardeau des assignats, que ce papier-monnaie était un moyen de
faire la banqueroute sans la déclarer. Il aurait dû dire, pour s'exprimer
avec plus de justice, que c'était un moyen de la faire porter sur tout le
monde, c'est-à-dire de la rendre nulle.
Il était donc raisonnable et juste de revenir à la réalité, et de ne prendre

l'assignat que pour ce qu'il valait. Les patriotes disaient que c'était
ruiner l'assignat, qui avait sauvé la révolution, et regardaient cette idée
comme une conception sortie du cerveau des royalistes. Ceux qui
prétendaient raisonner avec plus de lumières et de connaissance de la
question, soutenaient qu'on allait faire tomber tout à coup
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