Histoire de la Révolution française, VI | Page 6

Adolphe Thiers
nature semblait s'être plu à
combler la France de tous les biens, en lui accordant les plus belles
récoltes. De toutes les provinces on annonçait que la moisson serait
double, et mûre un mois avant l'époque accoutumée. C'était donc le
moment de prosterner cette république sauvée, victorieuse et comblée
de tous les dons, aux pieds de l'Éternel. L'occasion était grande et
touchante pour ceux de ces hommes qui croyaient; elle était opportune
pour ceux qui n'obéissaient qu'à des idées politiques.
Remarquons une chose bien singulière. Des sectaires pour lesquels il
n'existait plus aucune convention humaine qui fût respectable; qui,
grâce à leur mépris extraordinaire pour tous les autres peuples, et à
l'estime dont ils étaient remplis pour eux-mêmes, ne redoutaient aucune
opinion, et ne craignaient pas de blesser celle du monde; qui, en fait de
gouvernement, avaient tout réduit à l'absolu nécessaire; qui n'avaient
admis d'autre autorité que celle de quelques citoyens temporairement
élus; qui avaient rejeté toute hiérarchie de classes; qui n'avaient pas
craint d'abolir le plus ancien et le mieux enraciné de tous les cultes, de
tels sectaires s'arrêtaient devant deux idées, la morale et Dieu. Après
avoir rejeté toutes celles dont ils croyaient pouvoir dégager l'homme,
ils restaient dominés par l'empire de ces deux dernières, et immolaient
un parti à chacune. Si tous ne croyaient pas, tous cependant sentaient le
besoin de l'ordre entre les hommes, et, pour appuyer cet ordre humain,
ils comprenaient la nécessité de reconnaître dans l'univers un ordre
général et intelligent. C'est la première fois, dans l'histoire du monde,
que la dissolution de toutes les autorités laissait la société en proie au
gouvernement des esprits purement systématiques (car les Anglais
croyaient à des traditions chrétiennes), et ces esprits, qui avaient
dépassé toutes les idées reçues, adoptaient, conservaient les idées de la
morale et de Dieu. Cet exemple est unique dans les annales du monde;
il est singulier, il est grand et beau; l'histoire doit s'arrêter pour en faire
la remarque.
Robespierre fut rapporteur dans cette occasion solennelle, et lui seul
devait l'être d'après la distribution des rôles qui s'était faite entre les
membres du comité. Prieur, Robert-Lindet, Carnot, s'occupaient
silencieusement de l'administration et de la guerre. Barrère faisait la

plupart des rapports, particulièrement ceux qui étaient relatifs aux
opérations des armées, et en général tous ceux qu'il fallait improviser.
Le déclamateur Collot-d'Herbois était dépêché dans les clubs et les
réunions populaires, pour y porter les paroles du comité. Couthon,
quoique paralytique, allait aussi partout, parlait à la convention, aux
Jacobins, au peuple, et avait l'art d'intéresser par ses infirmités, et par le
ton paternel qu'il prenait en disant les choses les plus violentes. Billaud,
moins mobile, s'occupait de la correspondance, et traitait quelquefois
les questions de politique générale. Saint-Just, jeune, audacieux et actif,
allait et venait des champs de bataille au comité; quand il avait imprimé
la terreur et l'énergie aux armées, il revenait faire des rapports
meurtriers contre les partis qu'il fallait envoyer à la mort. Robespierre
enfin, leur chef à tous, consulté sur toutes les matières, ne prenait la
parole que dans les grandes occasions. Il traitait les hautes questions
morales et politiques; on lui réservait ces beaux sujets, comme plus
dignes de son talent et de sa vertu. Le rôle de rapporteur lui appartenait
de droit dans la question qu'on allait traiter. Aucun ne s'était prononcé
plus fortement contre l'athéisme, aucun n'était aussi vénéré, aucun
n'avait une aussi grande réputation de pureté et de vertu, aucun enfin,
par son ascendant et son dogmatisme, n'était plus propre à cette espèce
de pontificat.
Jamais occasion n'avait été plus belle pour imiter ce Rousseau, dont il
professait les opinions, et du style duquel il faisait une étude
continuelle. Le talent de Robespierre s'était singulièrement développé
dans les longues luttes de la révolution. Cet être froid et pesant
commençait à bien improviser; et quand il écrivait, c'était avec pureté,
éclat et force. On retrouvait dans son style quelque chose de l'humeur
âpre et sombre de Rousseau, mais il n'avait pu se donner ni les grandes
pensées, ni l'âme généreuse et passionnée de l'auteur d'_Émile_.
Il partit à la tribune le 18 floréal (7 mai 1794), avec un discours
soigneusement travaillé. Une attention profonde lui fut accordée.
«Citoyens, dit-il en débutant, c'est dans la prospérité que les peuples,
ainsi que les particuliers, doivent pour ainsi dire se recueillir, pour
écouter dans le silence des passions la voix de la sagesse.» Alors il
développe longuement le système adopté. La république, suivant lui,
c'est la vertu; et tous les adversaires qu'elle avait rencontrés ne sont que
les vices de tous genres soulevés contre elle, et soudoyés par les rois.

Les anarchistes, les corrompus, les athées, n'ont été que les agens[1] de
Pitt. «Les tyrans, ajoute-t-il, satisfaits de l'audace de leurs émissaires,
s'étaient empressés d'étaler aux yeux de leurs sujets
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