la longue semaine était écoulée et que le repos du lendemain leur souriait.
Un gaillard solidement bati, qui se tenait parmi les fileurs, se distinguait par ses propos bruyants. Des mots plaisants et de grossiers lazzis tombaient de sa bouche, au point que plus d'une fois il avait provoqué les éclats de rire de ses camarades.
à ce moment, il aper?ut un ouvrier qui sortait de la fabrique et s'approchait de l'extrémité du groupe des rieurs; il se dirigea vers lui, fit signe qu'il avait à lui parler, l'entra?na à quelques pas de ses camarades et dit:
--Ah ?à! Adrien, ce soir, tu es des n?tres, n'est-ce pas? Comme nous rirons! comme nous nous amuserons!
--Des v?tres, Jean? Je ne sais rien, répondit-il.
--Comment! tu ne sais pas que Léon Leroux célèbre ce soir son jubilé?
--Quel jubilé?
--Il y a vingt-cinq ans qu'il est fileur!
--Léon travaille-t-il déjà depuis si longtemps? Impossible! cet homme n'est pas encore assez vieux.
--Pas assez vieux, Adrien? Il était rattacheur de fils dans la filature de Liévin Bauwens, dans la toute première fabrique qui fut établie à Gand. C'était en 1800, et Léon avait alors quinze ans. Il le sait encore au bout du doigt comme s'il avait un almanach dans la tête. Il est devenu fileur en 1807, chez M. Devos. Compte donc sur tes doigts; sept de trente-deux, reste vingt-cinq.
--En effet, on ne le dirait pas: Léon ne para?t pas avoir quarante ans.
--C'est qu'il comprend la vie et prend le temps comme il vient. S'il avait été un ronge-l'ame, il y a longtemps qu'il serait couché dans le cimetière. Une bonne pinte de bière, une tranche de lard et, de temps en temps un coup de genièvre, cela rajeunit le sang, mon gar?on. Eh bien, en es-tu? Un demi-franc de mise; nous chantons, nous buvons, nous rions jusqu'à minuit. D'ailleurs, c'est demain dimanche. En outre, il y aura quatre lapins gras à croquer: un festin extra à la _Chèvre bleue_, chez notre camarade Pierre Lambin.
L'autre réfléchit un moment, secoua la tête et répondit:
--Je n'en ai pas envie, Jean.
--Qu'est-ce que cela signifie? s'écria son camarade stupéfait. Refuseras-tu cinquante centimes pour célébrer le jubilé d'un vieil ami?
--Ce n'est pas à cause des cinquante centimes, Jean. Je connais à peine Jean Leroux, et, je le dis ouvertement, boire pendant la moitié de la nuit, cela ne me tente plus; je ne le supporte plus, j'en deviens malade.
Ces paroles, prononcées d'un ton quelque peu craintif, firent éclater Jean d'un fou rire; il prit les deux mains de son ami et dit:
--Damhout, Damhout, mon gar?on, j'ai pitié de toi. Jadis tu étais toujours le boute-en-train, et il n'était jamais trop tard pour toi de retourner à la maison; mais, depuis que tu es marié, je l'ai observé dès la première année, depuis que tu es marié, tu te retires peu à peu derrière les jupons de ta femme; tu n'oses plus bouger, tu deviens un radoteur, un avare, un capucin. Fi! tu oublies que tu es un homme, et tu es comme un enfant sous le joug de ta femme. Tu serais bien des n?tres, je le sais, cela te ferait plaisir; mais tu dois d'abord avoir la permission de madame Damhout, et Dieu sait si tu oses seulement la lui demander!
--Wildenslag, je ne veux pas me facher, balbutia Damhout. Je sais que tu n'as pas de mauvaises intentions, bien que tu sois injuste envers moi.
--Eh bien, nie alors que tu refuses à cause de ta femme!
--Au contraire, je le reconnais; mais si c'était par égard pour elle et par amour pour mes enfants?
--Oui, Damhout, tes enfants; tu en feras de beaux merles, de tes enfants! Habille-les seulement comme de petits rentiers; laisse-les aller à l'école: aussi longtemps qu'ils sont jeunes, ils te co?teront plus que tu ne peux gagner. Ils feront les beaux messieurs et les paresseux, tandis que, toi, pauvre diable, après avoir travaillé toute la semaine comme un esclave, tu ne pourras seulement pas boire une pinte de bière avec tes amis. Donne-leur tes sueurs et ton sang, ab?me ta santé et abrège ta vie: et, lorsqu'ils seront devenus grands, il ne voudront plus reconna?tre ni regarder leur père, le pauvre ouvrier usé.
Ces paroles n'étaient pas sans faire impression sur l'esprit d'Adrien Damhout. Il parut triste et réfléchit un moment. Puis il dit en hésitant:
--Cependant, Wildenslag, l'instruction est un trésor, une puissance qui rend l'homme propre à tout; et puisque nous ne pouvons laisser d'autre héritage à nos enfants...
--Des contes, des rêves de ta femme! reprit l'autre. Que veux-tu donc, pour l'amour du ciel, qu'un fileur ou un tisserand fasse de l'instruction? Que nous servirait maintenant de savoir lire et écrire? As-tu gagné moins, parce que, toi, aussi bien que moi, tu ne distingues pas un A d'un B? Allons, allons, ce n'est qu'orgueil et radotage. Nos parents ont travaillé dès leur
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.