et de l'Europe, du passé et de l'avenir. Pas la moindre nuée à l'horizon qui ne prom?t un orage.
Le pape était alors un Romain, Innocent III[19]. Tel péril, tel homme. Grand légiste, habitué à consulter le droit sur toute question, il s'examina lui-même, et crut à son droit. L'église avait pour elle la possession actuelle; possession ancienne, si ancienne qu'on pouvait croire à la prescription. L'église, dans ce grand procès, était le (p. 024) défendeur, propriétaire reconnu, établi sur le fonds disputé; elle en avait les titres: le droit écrit semblait pour elle. Le demandeur, c'était l'esprit humain; il venait un peu tard. Puis il semblait s'y prendre mal, dans son expérience, chicanant sur des textes, au lieu d'invoquer l'équité. Qui lui e?t demandé ce qu'il voulait, il était impossible de l'entendre; des voix confuses s'élevaient pour répondre. Tous demandaient choses différentes. En politique, ils attestaient la politique antique. En religion, les uns voulaient supprimer le culte, et revenir aux ap?tres. Les autres remontaient plus haut, et rentraient dans l'esprit de l'Asie; ils voulaient deux dieux; ou bien préféraient la stricte unité de l'islamisme. L'islamisme avan?ait vers l'Europe; en même temps que Saladin reprenait Jérusalem, les Almohades d'Afrique envahissaient l'Espagne, non avec des armées, comme les anciens Arabes, mais avec le nombre et l'aspect effroyable d'une migration de peuple. Ils étaient trois ou quatre cent mille à la bataille de Tolosa. Que serait-il advenu du monde si le mahométisme e?t vaincu? On tremble d'y penser. Il venait de porter un fruit terrible: l'ordre des Assassins. Déjà tous les princes chrétiens et musulmans craignaient pour leur vie. Plusieurs d'entre eux communiquaient, dit-on, avec l'ordre, et l'animaient au meurtre de leurs ennemis. Les rois anglais étaient suspects de liaison avec les Assassins. L'ennemi de Richard, Conrad de Tyr et de Montferrat, prétendant au tr?ne de Jérusalem, tomba sous leurs poignards, au milieu de sa capitale. Philippe-Auguste affecta de se croire menacé, et prit des gardes, les premiers qu'aient eus nos rois. Ainsi la crainte et l'horreur (p. 025) animaient l'église et le peuple; les récits effrayants circulaient. Les Juifs, vivante image de l'Orient au milieu du christianisme, semblaient là pour entretenir la haine des religions. Aux époques de fléaux naturels, de catastrophes politiques, ils correspondaient, disait-on, avec les infidèles, et les appelaient. Riches sous leurs haillons, retirés, sombres et mystérieux, ils prêtaient aux accusations de toute espèce. Dans ces maisons toujours fermées, l'imagination du peuple soup?onnait quelque chose d'extraordinaire. On croyait qu'ils attiraient des enfants chrétiens pour les crucifier à l'image de Jésus-Christ[20]. Des hommes en butte à tant d'outrages pouvaient en effet être tentés de justifier la persécution par le crime.
[Note 19: On le nomma pape à trente-sept ans... ?Propter honestatem morum et scientiam litterarum, flentem, ejulantem et renitentem. Fuit... matre Claricia, de nobilibus urbis, exercitatus in cantilena et psalmodia, statura mediocris et decorus aspectu.? Gesta Innoc. III. (Baluze, folo. I, p. 1, 2.)--Erfurt, chronic. S. Petrin. (1215): ?Nec similem sui scientia, facundia, decretorum et legum peritia, strenuitate judiciorum, nec adhuc visus est habere sequentem.?]
[Note 20: On sait l'histoire du soufflet qu'un juif recevait chaque année à Toulouse, le jour de la Passion.--Au Puy, toutes les fois qu'il s'élevait un débat entre deux juifs, c'étaient les enfants de choeur qui décidaient: ?afin que la grande innocence des juges corrigeat la grande malice des plaideurs.? Dans la Provence, dans la Bourgogne, on leur interdisait l'entrée des bains publics, excepté le vendredi, le jour de Vénus, où les bains étaient ouverts aux baladins et aux prostituées.]
Tels apparaissaient alors les ennemis de l'église. Les préjugés du peuple, l'ivresse sanguinaire des haines et des terreurs, tout cela remontait par tous les rangs du clergé jusqu'au pape. Ce serait aussi faire trop grande injure à la nature humaine que de croire que l'égo?sme ou l'intérêt de corps anima seul les chefs de l'église. Non, tout indique qu'au XIIIe siècle ils étaient encore convaincus de leur droit. Ce droit admis, tous les moyens leur furent bons pour le (p. 026) défendre. Ce n'était pas pour un intérêt humain que saint Dominique parcourait les campagnes du Midi, envoyant à la mort des milliers de sectaires[21]. Et quelle qu'ait été dans ce terrible Innocent III la tentation de l'orgueil et de la vengeance, d'autres motifs encore l'animèrent dans la croisade des Albigeois et la fondation de l'inquisition dominicaine. Il avait vu, dit-on, en songe l'ordre des dominicains comme un grand arbre sur lequel penchait et s'appuyait l'église de Latran, près de tomber.
[Note 21: La date la plus sinistre, la plus sombre de toute l'histoire est l'an 1200, le 93 de l'église. C'est l'époque de l'organisation de la grande police ecclésiastique basée sur la confession. Ils ont exterminé un peuple et une civilisation. (V. Renaissance, Introduction.)]
Plus elle penchait cette église, plus son chef porta haut l'orgueil. Plus on niait, plus
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