Histoire de France 1180-1304 | Page 2

Jules Michelet
de Paris,
régente toute la philosophie européenne; on compte près de cinq cents
commentateurs de ce scolastique. L'esprit d'innovation a reçu deux
auxiliaires. La jurisprudence grandit à côté de la théologie qu'elle
ébranle; les papes défendent aux prêtres de professer le droit, et ne font
qu'ouvrir l'enseignement aux laïques. La métaphysique d'Aristote arrive
de Constantinople, tandis que ses commentateurs, apportés d'Espagne,
vont être traduits de l'arabe par ordre des rois de Castille et des princes
italiens de la maison de Souabe (Frédéric II et Manfred). Ce n'est pas
moins que l'invasion de la Grèce et de l'Orient dans la philosophie
chrétienne. Aristote prend place presque au niveau de Jésus-Christ[4].
Défendu d'abord par les papes, puis toléré, il règne dans les chaires.
Aristote tout haut, (p. 005) tout bas les Arabes et les Juifs, avec le
panthéisme d'Averrhoès et les subtilités de la Cabale. La dialectique

entre en possession de tous les sujets, et se pose toutes les questions
hardies. Simon de Tournay enseigne à volonté le pour et le contre. Un
jour qu'il avait ravi l'école de Paris et prouvé merveilleusement la vérité
de la religion chrétienne, il s'écria tout à coup: «Ô petit Jésus, petit
Jésus, comme j'ai élevé ta loi! Si je voulais, je pourrais encore mieux la
rabaisser[5].»
[Note 1: Il proclamait l'inutilité des sacrements, de la messe et de la
hiérarchie, la communauté des femmes, etc. Il marchait couvert d'habits
dorés, les cheveux tressés avec des bandelettes, accompagné de trois
mille disciples, et leur donnait de splendides festins. Bulæus, historia
Universit. Parisiensis, II, 98.--«Per matronas et mulierculas... errores
suos spargere.»--«Veluti Rex, stipatus satellitibus, vexillum et gladium
præferentibus... declamabat.» Epistol. Trajectens. eccles. ap. Gieseler,
II, IIme partie, p. 479.]
[Note 2: «Il se nommait Éon de l'Étoile. Ce nom d'Éon rappelle les
doctrines gnostiques.--C'était un gentilhomme de Loudéac; d'abord
ermite dans la forêt de Broceliande, il y reçut de Merlin le conseil
d'écouter les premières paroles de l'Évangile, à la messe. Il se crut
désigné par ces mots: «Per Eum qui venturus est judicare, etc.,» et se
donna dès lors pour fils de Dieu. Il s'attirait de nombreux disciples,
qu'il appelait Sapience, Jugement, Science, etc. Guill. Neubrig., l. I:
«Eudo, natione Brito, agnomen habens de Stella, illiteratus et idiota...
sermone gallico Eon;... eratque per diabolicas præstigias potens ad
capiendas simplicium animas... ecclesiarum maxime ac monasteriorum
infestator.» Voyez aussi Othon de Freysingen, c. LIV, LV, Robert du
Mont, Guibert de Nogent; Bulæus, II, 241; D. Morice, p. 100, Roujoux,
Histoire des ducs de Bretagne, t. II.]
[Note 3: Rigord., ibid, p. 375: «.... Quod quilibet Christianus teneatur
credere se esse membrum Christi.»--Concil. Paris., ibid.: «Omnia unum,
quia quidquid est, est Deus, Deus visibilibus indutus
instrumentis.--Filius incarnatus, i.e. visibili formæ subjectus.--Filius
usque nunc operatus est, sed Spiritus sanctus ex hoc nunc usque ad
mundi consummationem inchoat operari.»]
[Note 4: Averrhoës, ap. Gieseler, IIme partie, p. 378: «Aristoteles est

exemplar, quod natura invenit ad demonstrandam ultimam
perfectionem humanam.»--Corneille Agrippa disait au XIVe siècle:
«Aristoteles fuit præcursor Christi in naturalibus; sicut Joannes
Baptista... in gratuitis.» Ibid.]
[Note 5: Math. Pâris: «Dieu le punit: il devint si idiot, que son fils eut
peine à lui rapprendre le Pater.»]
Telle est l'ivresse et l'orgueil du moi à son premier réveil. L'école de
Paris s'élève entre les jeunes communes de Flandre et les vieux
municipes du Midi, la logique entre l'industrie et le commerce.
Cependant un immense mouvement religieux éclatait dans le peuple sur
deux points à la fois: le rationalisme vaudois dans les Alpes, le
mysticisme allemand sur le Rhin et aux Pays-Bas.
C'est qu'en effet le Rhin est un fleuve sacré, plein d'histoires et de
mystères. Et je ne parle pas seulement de son passage héroïque entre
Mayence et Cologne, où il perce sa route à travers le basalte et le granit.
Au midi et au nord de ce passage féodal, à l'approche des villes saintes,
de Cologne, de Mayence et de Strasbourg, il s'adoucit, il devient
populaire, ses rives ondulent doucement en belles (p. 006) plaines; il
coule silencieux, sous les barques qui filent et les rets étendus des
pêcheurs. Mais une immense poésie dort sur le fleuve. Cela n'est pas
facile à définir; c'est l'impression vague d'une vaste, calme et douce
nature, peut-être une voix maternelle qui rappelle l'homme aux
éléments, et, comme dans la ballade, l'attire altéré au fond des fraîches
ondes: peut-être l'attrait poétique de la Vierge, dont les églises s'élèvent
tout le long du Rhin jusqu'à sa ville de Cologne, la ville des onze mille
vierges. Elle n'existait pas, au XIIe siècle, cette merveille de Cologne,
avec ses flamboyantes roses et ses rampes aériennes, dont les degrés
vont au ciel; l'église de la Vierge n'existait pas, mais la Vierge existait.
Elle était partout sur le Rhin, simple femme allemande, belle ou laide,
je n'en sais rien, mais si pure,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 126
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.