fendent les lèvres pour y introduire un disque de bois, se
défigurent avec moins de barbarie. Car, enfin, on conçoit qu'il reste
encore de la splendeur féminine à une créature qui s'est passé un
anneau dans les cartilages du nez et dont la lèvre est distendue par une
rondelle d'acajou grande comme ce pot de pommade. Mais la
dévastation est entière quand la femme exerce ses ravages dans le
centre sacré de son empire.
Insistant sur un sujet qui lui tenait à coeur, il reprit une à une les
déformations du squelette et des muscles causées par le corset, et fit des
descriptions imagées et précises, des peintures lugubres et bouffonnes.
Nanteuil riait en l'écoutant. Elle riait parce que, étant femme, elle avait
du penchant à rire des laideurs et des misères physiques, parce que,
rapportant tout à son petit monde d'artistes, chaque difformité décrite
par le docteur lui rappelait une camarade du théâtre et s'imprimait dans
son esprit en caricature, et parce que, se sachant bien faite, elle se
réjouissait de son jeune corps, en se représentant toutes ces disgrâces de
la chair. Riant d'un rire clair, elle allait par la loge vers le docteur,
entraînant madame Michon, qui tenait les lacets comme des rênes, avec
un air de sorcière emportée au sabbat.
--Restez donc tranquille! fit-elle.
Et elle objecta que les femmes de la campagne, qui ne mettaient pas de
corset, étaient encore plus abîmées que les femmes de la ville.
Le docteur reprocha amèrement aux civilisations occidentales leur
mépris et leur ignorance de la beauté vivante.
Trublet, né dans l'ombre des tours de Saint-Sulpice, était allé, jeune,
exercer la médecine au Caire. Il en avait rapporté un peu d'argent, une
maladie de foie et la connaissance des moeurs diverses des hommes. En
son âge mûr, de retour au pays natal, il ne quittait plus guère sa vieille
rue de Seine et prenait grand plaisir à vivre, un peu triste seulement de
voir ses contemporains si malhabiles à se reconnaître dans le déplorable
malentendu qui, voilà dix-huit siècles, brouilla l'humanité avec la
nature.
On frappa; une voix de femme cria du couloir:
--C'est moi!
Félicie, tandis qu'elle passait sa jupe rose, pria le docteur d'ouvrir la
porte. Madame Doulce entra, pesante, laissant à l'abandon son corps
massif, qu'elle avait su longtemps rassembler sur la scène, et tendre à la
dignité des mères nobles.
--Bonjour, mignonne. Bonjour, docteur... Tu sais, Félicie, je ne suis pas
complimenteuse. Eh bien! je t'ai vue avant-hier et je t'assure que dans le
«deux» de la Mère confidente tu fais des choses très bien et qui ne sont
pas faciles.
Nanteuil sourit des yeux, et, comme il arrive toujours quand on reçoit
un compliment, elle en attendit un autre.
Madame Doulce, invitée par le silence de Nanteuil, murmura de
nouvelles louanges:
--... des choses excellentes, des choses personnelles.
--Vous trouvez, madame Doulce? Tant mieux! parce que je ne sens pas
bien ce rôle-là. Et puis la grande Perrin m'ôte tous mes moyens. C'est
vrai! quand je m'assois sur les genoux de cette femme-là, ça me fait un
effet... Vous ne savez pas toutes les horreurs qu'elle me dit à l'oreille
pendant que nous sommes en scène. Elle est enragée... Je comprends
tout, mais il y a des choses qui me dégoûtent... Michon, est-ce que le
corsage ne fronce pas dans le dos, à droite?
--Ma chère enfant, s'écria Trublet avec enthousiasme, vous venez de
prononcer une parole admirable.
--Laquelle? demanda simplement Nanteuil.
--Vous avez dit: «Je comprends tout, mais il y a des choses qui me
dégoûtent.» Vous comprenez tout; les actions et les pensées des
hommes vous apparaissent comme des cas particuliers de la mécanique
universelle, vous n'en concevez ni colère ni haine. Mais il y a des
choses qui vous dégoûtent; vous avez de la délicatesse, et il est bien
vrai que la morale est affaire de goût. Mon enfant, je voudrais qu'on
pensât aussi sainement que vous à l'Académie des Sciences morales.
Oui, vous avez raison. Les instincts que vous attribuez à votre
camarade, il est aussi vain de les lui reprocher que de reprocher à
l'acide lactique d'être un acide à fonctions mixtes.
--Qu'est-ce que vous dites?
--Je dis que nous ne pouvons plus louer ni blâmer aucune pensée,
aucune action humaine, une fois que la nécessité de ces actions et de
ces pensées nous est démontrée.
--Alors, vous approuvez les moeurs de la grande Perrin, vous, un
homme décoré! C'est du propre!
Le docteur se souleva et dit:
--Mon enfant, prêtez-moi, je vous prie, un moment d'attention. Je vais
vous faire un récit instructif:
»Autrefois, la nature humaine était différente de ce qu'elle est
aujourd'hui. Il y avait non seulement des hommes et des femmes, mais
aussi des androgynes, c'est-à-dire des êtres qui réunissaient en eux les
deux sexes. Ces trois sortes
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