Henriette | Page 8

Francois Coppée
passait par couples, avec un air de fête. Quel Parisien, dans les heures troublées de la prime jeunesse, n'a pas connu ces flaneries épuisantes, cette sensation si douloureuse de solitude et d'angoisse au milieu de la foule?
Il remonta, en tra?nant ses pas, toute la rue des Saints-Pères jusqu'au bout, tourna à droite par la rue de Sèvres, dépassa le square planté de platanes, les devantures fermées du Bon Marché, et continua son chemin sur le spacieux trottoir qui longe le vieux mur de l'h?pital La?nnec. A cette heure-là, le dimanche, en été, cette large rue du faubourg clérical est à peu près déserte. Les boutiques d'objets de piété sont closes. Les dévotes et les bandes d'orphelines sont déjà revenues des vêpres. Quelques rares passants, ouvriers et petits bourgeois endimanchés. ?a et là, deux pioupious gantés de blanc, la soutane noire d'un prêtre qui se hate. C'est tout. Et de dix minutes en dix minutes, au milieu de la chaussée, l'omnibus passe avec de lourds cahots, comme endormi.
Mais, autour de la porte de l'h?pital, les mesquins étalages de fleurs, de biscuits et d'oranges, l'entrée et la sortie des visiteurs, entretiennent un peu d'animation. Ce fut au milieu de ce rassemblement que, tout à coup, Armand aper?ut Henriette à quelques pas devant lui.
Elle était vêtue d'une robe de rien du tout, bleue à pois blancs, mais qui moulait sa souple et svelte taille. Sur son méchant chapeau de paille brune frissonnait un gentil bouquet de bleuets, et, de sa main bien gantée, elle tenait sur son épaule son ombrelle ouverte. Elle était charmante ainsi, la Parisienne, et c'était la jeunesse même. En reconnaissant Armand, elle devint toute rose, et sa bouche épanouie, ses dents étincelantes, ses yeux de myosotis mouillés de rosée, sa chevelure blonde où pétillaient des points d'or, jusqu'à son humble et fra?che toilette, tout en elle sembla sourire.
Armand avait soulevé son chapeau, et, bien que son coeur batt?t à coups profonds, il allait passer outre, le niais! Mais elle lui adressa un si gracieux: ?Bonjour, monsieur?, qu'il s'arrêta, et, voulant engager la conversation, ne sachant trop que dire, il lui demanda, d'une voix un peu frémissante, d'où elle venait ainsi.
Elle lui répondit avec un égal embarras, parlant pour parler, très vite.
Elle sortait de cet h?pital, où elle était allée porter quelques douceurs à sa tante, malade depuis quinze jours. Mais ce ne serait rien. La bonne femme allait déjà mieux et devait être envoyée bient?t à l'asile des convalescents. Henriette s'en réjouissait, car c'était bien triste pour elle de trouver tous les soirs, comme elle disait, ?la maison seule?.
Ils ne pensaient, ni l'un ni l'autre, à leurs paroles. Ils se regardaient au fond des yeux, émus à en trembler. Cette rencontre, cet entretien, leur paraissaient à tous deux un événement extraordinaire. Parler ainsi, en pleine rue, à cette jeune fille, qu'après tout il connaissait à peine, était pour Armand l'action la plus téméraire de sa vie; et quant à la grisette amoureuse, elle était éperdue comme une bergère de conte féerique à qui le fils du roi vient, en grand équipage, demander sa main.
Sans s'en apercevoir, les deux jeunes gens s'étaient mis à marcher c?te à c?te. Armand, la bouche sèche, un battement de sang aux deux tempes, cherchait vainement quelque chose à dire.
--Et alors, mademoiselle... à présent... vous allez vous promener?
--Oh! mon Dieu, non, monsieur. Je vais rentrer tout doucement à la maison, faire mon petit d?ner... Allez! ce ne sera pas long... Et puis on se couchera de bonne heure. Il faut que je sois levée à sept heures du matin, vous savez bien.
Armand frémit à la pensée qu'elle allait le quitter, s'éloigner, n'être plus là. Un projet, d'une audace énorme de sa part, lui traversa la pensée; et, tout en balbutiant, pris de l'héro?sme des poltrons:
--Vous me disiez tout à l'heure, mademoiselle, que c'était bien triste pour vous de passer la soirée toute seule. Eh bien, puisque vous êtes libre... si vous vouliez me faire un grand plaisir... oh! mais, je vous assure, un très grand plaisir... vous viendriez... d?ner avec moi.
Henriette eut un étourdissement de surprise et de joie. Elle croyait rêver. Le conte de fée continuait.
--Comment! vous voudriez, monsieur Armand?...--et déjà une nuance d'intimité s'établissait entre eux par ce prénom d'Armand qu'elle pronon?ait pour la première fois.--C'est sérieusement?... vous m'invitez à d?ner?
Il crut qu'elle allait refuser, et cette crainte l'enhardit encore.
--Mais oui. D?nons ensemble... Là, comme deux camarades... Je suis attendu chez un ami. Mais qu'importe! Je m'excuserai. J'enverrai un mot, du restaurant... Oh! acceptez. Vous me rendrez si heureux.
Puis il ajouta, perdant la tête:
--Vous êtes si charmante! Je voudrais tant vous conna?tre mieux, devenir un peu votre ami!...
Et il osa lui offrir le bras.
Henriette le prit. Elle se sentait défaillir, et ravie, livrant aussi son secret, elle murmura:
--Quel bonheur! Moi qui ne fais
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