Ghislaine | Page 7

Hector Malot
rue Monsieur, les splendeurs des bals qu'elle entrevoyait avant l'arrivée des invités, et la musique qui, la nuit, la ber?ait dans son lit, et toujours à Paris, à la campagne, un entourage d'amis, une sorte de cour.
Et tout à coup la nuit s'était faite: plus de père, plus de mère, plus de fêtes, plus d'amis, l'abandon, la solitude, le silence. Le père avait été tué dans un accident de chasse. Huit jours après, la mère était morte d'un accès de fièvre chaude.
Du c?té de son père, il lui restait un oncle, le comte de Chambrais, dont on avait fait son tuteur, et de nombreux cousins qui la rattachaient aux grandes familles de l'aristocratie fran?aise; du c?té de sa mère, Espagnole de naissance, elle avait des oncles et tantes; mais, fixés tous en Espagne, ils ne pouvaient guère s'acquitter de leurs devoirs de parenté envers cette petite Fran?aise qu'ils connaissaient à peine.
Plus de tendresse, plus de caresses, plus de chaude affection dans la maison déserte: seulement de temps en temps un mot amical, un baiser de son oncle quand il venait la voir au chateau ou à l'h?tel, et plus souvent à l'h?tel qui était à Paris qu'au chateau où l'on n'arrivait qu'après un petit voyage. Et toujours la parole grave, le geste solennel, la le?on à propos de tout, de lady Cappadoce, bonne femme dans le coeur, mais dans le caractère, les manières, l'attitude toujours gouvernante, et gouvernante anglaise, froide, impeccable, infatuée de sa naissance, exaspérée de sa pauvreté, et convaincue qu'elle grandissait sa situation par sa dignité.
A dix ans, à onze ans, jusqu'à quatorze ans, Ghislaine avait accepté cette vie monotone, soumise et résignée, sans échappée au dehors, n'imaginant pas dans son impuissance enfantine qu'elle p?t être autre. Si enfant qu'elle f?t, elle comprenait que c'était par scrupule et pour qu'on ne l'accusat point de s'être débarrassé d'un devoir difficile, que son oncle, au lieu de la mettre au couvent, avait voulu cette éducation. Et quand elle le voyait se faire jeune et affectueux pour lui en adoucir les sévérités; quand elle voyait lady Cappadoce toujours attentive et toujours appliquée à sa tache, ne pas dire un mot, ne pas faire une observation qui ne fussent dictés par la justice même, elle sentait qu'elle e?t été ingrate de se plaindre. On était pour elle ce que les circonstances permettaient qu'on f?t: un oncle n'est pas un père; une gouvernante n'est pas une mère; c'était là le malheur, la tristesse de sa situation qu'elle ne pouvait pas leur reprocher.
Mais la floraison de la quinzième année avait suscité en elle des échappées au dehors, qui étaient nées de ses souvenirs mêmes.
C'était en se rappelant les regards émus et les paroles de tendresse que sa mère et son père échangeaient en l'embrassant, qu'elle s'était dit que la morne solitude et les tristesses de son enfance ne se dissiperaient que le jour où elle se marierait. Pourquoi, alors, ne serait-elle pas heureuse comme sa mère l'avait été? Pourquoi le babil d'un enfant n'amènerait-il pas sur ses lèvres ces sourires qu'elle avait vu le sien provoquer sur celles de sa mère?
Et de même c'était en se rappelant les illuminations et les fleurs des grands appartements de l'h?tel aujourd'hui toujours fermés; c'était en retrouvant dans sa mémoire l'aspect superbe de la cour d'honneur du chateau les jours des grandes chasses, ou celui de la salle de spectacle les soirs où l'on jouait la comédie, qu'elle avait compris que tout cela ressusciterait quand elle se marierait.
Et voilà que le mari qu'elle avait rêvé; sans lui donner un corps, l'être idéal qui flottait indécis dans les féeries de son imagination devenait un personnage réel; il existait, il la connaissait; tout au moins il l'avait vue.
Où?
Elle n'était point de ces petites bourgeoises mondaines qui, à dix-huit ans, ont été partout; en vraie fille du monde où les traditions sont une religion, elle n'avait été nulle part! les offices à Saint-Fran?ois-Xavier, quand parfois elle passait un dimanche à Paris; quelques rares visites chez des parentes à qui elle avait des devoirs à rendre, en janvier ou à de certains anniversaires; en mai, des séances d'étude au Salon depuis qu'elle travaillait la sculpture, et c'était tout; il lui était donc facile de remonter dans ses souvenirs en se demandant où elle avait vu ?l'homme de son monde qu'elle accepterait pour mari et qui pouvait prétendre à sa main?.
évidemment, elle n'avait pas à chercher au Salon. Jamais personne n'y avait fait attention à elle. Tout d'abord, elle en avait été mortifiée, s'imaginant qu'elle valait bien un regard; mais elle n'avait pas tardé à comprendre que ceux qui ne la connaissaient pas n'allaient pas accorder ce regard à une fille simplement habillée, que pour le costume on pouvait prendre pour une jeune femme de chambre accompagnant sa ma?tresse, plut?t que pour une
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